L’application de l’article 145 du CPC au droit de la distribution et de la franchise

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SIMON François-Luc

Avocat Associé-Gérant - Docteur en droit

Conditions de mise en œuvre – spécificités procédurales – mesures ordonnées

L’article 145 du Code de procédure civile fait figure de « vieille lune », tant il est vrai que le mécanisme si particulier qu’il autorise à mettre en œuvre est bien connu des spécialistes de la procédure, pour avoir suscité une sorte de fascination constante chez les praticiens (M. Foulon, Quelques remarques d’un président de tribunal de grande instance sur l’article 145 du nouveau code de procédure civile, in Mélanges offerts à P. Drai, Le juge entre deux millénaires, D. 2000, spéc. p. 331), les théoriciens du droit (F. de Bérard, Les mesures d’instruction « in futurum » : retour sur la procédure de l’article 145 du code de procédure civile : Gaz. Pal. 2012, 2, doctr. p. 3249 et suiv.), parfois même au-delà des frontières de la procédure contentieuse étatique (Hory, Les mesures d’instruction in futurum et l’arbitrage : Rev. arb. 1996, p. 191, n° 28).

Et lorsqu’il ne suscite pas la fascination, il inspire au moins l’intérêt des plaideurs appelés à se poser un jour ou l’autre la question fondamentale de savoir s’ils disposent (ou non) d’éléments de preuve suffisants au regard de l’article 9 du CPC (« Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention ») pour conduire avec succès le combat judiciaire qu’ils s’apprêtent à livrer ; en vérité, ce texte porte en lui-même une sorte d’incitation – et d’excitation – précontentieuse, puisqu’il dispose : « S’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ».

Dans ce contexte, le demandeur à l’action a-t-il intérêt à mettre ce texte en application ? Quelles précautions convient-il de prendre ? Et quelles mesures peuvent être raisonnablement obtenues au regard de la jurisprudence ?

Ces interrogations nous conduisent à organiser notre réflexion en reprenant successivement les conditions de mise en œuvre de ce texte (I), ses particularités procédurales (II) et les mesures qu’il permet de faire ordonner (III), à chaque fois en mettant en lumière certains aspects énoncés par la jurisprudence rendue en matière de droit de la distribution et de la franchise ; c’est tout l’objet du présent commentaire.

 

I. Les conditions de mise en œuvre de l’article 145 du CPC

Avant tout procès. On le sait, traditionnellement, l’article 145 du CPC ne peut être mis en œuvre lorsqu’une juridiction est déjà saisie de l’affaire : cela résulte des termes mêmes de ce texte (« … avant tout procès … ») et de la nature même de ce référé. Telle est la première condition nécessaire à la mise en œuvre de ce texte. Trois précisions s’imposent aussitôt.

Première précision : même si le texte ne le dit pas expressément, la jurisprudence limite la notion de « procès » aux seules procédures engagées devant les juridictions du fond. La jurisprudence le souligne avec une constance inébranlable, les rares fois où il est encore besoin de le rappeler (Cass. civ. 2ème, 23 sept. 2004, Juris-Data n°2004-024893 ; v. aussi, Cass. com., 15 nov. 1983 : Bull. civ. 1983, IV, n°307 ; RTD civ. 1984, p. 561, obs. R. Perrot ; CA Paris, 3 mai 1984 : D. 1984, inf. rap. p. 272 ; RTD civ. 1984, p. 561, obs. R. Perrot).

Deuxième précision : la saisine du juge du fond n’est de nature à faire obstacle à la recevabilité d’une demande de référé in futurum que s’il s’agit du procès en vue duquel la mesure est demandée ; ainsi, un litige au fond déjà né entre les mêmes parties ne peut faire obstacle à la saisine du juge sur le fondement de l’article 145 du CPC en vue d’obtenir une mesure in futurum destinée à un litige distinct du précédent (v. pour un exemple récent : Cass. com., 3 avr. 2013, Juris-Data n°2013-006166). 

Troisième précision : la condition d’absence de saisine préalable des juges du fond s’apprécie au jour de la saisine du juge des référés, et non pas au jour où celui-ci statue (Cass. civ. 2ème, 5 juin 2014, Juris-Data n°2014-012153 ; Procédures, 2014, comm. R. Perrot).

Motif légitime. La mise en œuvre de ce texte suppose par ailleurs l’existence d’un « juste motif » à demander une mesure d’instruction. La légitimité du motif est liée à la situation des parties et à la nature de la mesure sollicitée ; le motif n’est légitime que si les faits à établir ou à conserver sont eux-mêmes pertinents au regard du litige au fond à engager. Telle est la seconde condition nécessaire à la mise en œuvre de ce texte. Trois précisions s’imposent encore.

Première précision : l’appréciation de la légitimité des motifs de l’action s’apprécie dans sa globalité ; ainsi, un motif n’est donc légitime que si la mise en œuvre de la mesure sollicitée s’avère plus justifiée que son refus, ce qui implique notamment qu’elle ne porte pas atteinte à des intérêts de la partie en défense qui soient eux-mêmes plus légitimes. C’est ce qui explique que la jurisprudence retienne parfois une absence de motif légitime lorsque la mesure sollicitée mettrait, si elle était ordonnée, en péril les intérêts légitimes de l’adversaire (Cass. civ. 2ème, 7 janv. 1999, Bull. civ. 1999, II, n° 457 ; Procédures 1999, comm. 60, obs. R. Perrot : en présence d’une mesure susceptible de porter atteinte au secret des affaires). Précisons aussi que, par principe, le secret des affaires ne constitue pas en soi un obstacle à la mise en œuvre des dispositions de l’article 145 du CPC, ainsi que le rappelle régulièrement la jurisprudence (Pour une application récente, CA Caen, 9 avr. 2015, RG n°14/01603) et la doctrine plus autorisée (R. Perrot, note sous Cass. civ. 2ème, 7 janv. 1999, préc.). Tout est affaire d’espèce.

Deuxième précision : pour que le motif soit légitime, encore faut-il que la mesure d’instruction soit pertinente et qu’elle ait pour but d’établir une preuve dont la production est susceptible d’influer sur la solution d’un litige futur (Cass. civ. 3ème, 8 avr. 2014, pourvoi n°12-35.410, inédit). Autrement dit, le demandeur doit ainsi démontrer que la mesure sollicitée est pertinente, adaptée, utile (Normand, Chron., RTD civ. 1994, p.670) et proportionnée au litige à venir qui la requiert. Si la partie demanderesse dispose d’ores et déjà de moyens de preuve suffisants pour conserver ou établir la preuve des faits litigieux, la mesure d’instruction demandée est dépourvue de toute utilité et doit donc être rejetée.

Ce faisant, en pratique, la difficulté résulte le plus souvent de ce que le motif légitime doit donc s’analyser au regard du caractère éventuel du litige à venir, dont – par définition – ni l’objet, ni le fondement ne sont encore tout à fait précisés. Or, le caractère éventuel du litige à venir conditionne l’intérêt que la partie peut avoir à se ménager tout de suite la preuve de certains faits ; toutefois, le juge aura toujours tendance – et c’est normal – à s’assurer que le litige ultérieur justifiant la mesure sollicitée est crédible. A cet égard, tout est encore affaire d’espèce.

Troisième précision : le juge des référés apprécie souverainement si cette condition est remplie ; son appréciation échappe donc par principe au contrôle de la Cour de cassation (Cass. soc., 7 mai 2014, pourvoi n°13-13.307, inédit ; Cass. civ., 2ème, 19 mars 2009, pourvoi n°08-14.778 ; CA Paris, 7 novembre 2008, Juris-Data n°2008-374992). La solution est classique.

Autonomie. L’autonomie du référé in futurum a été affirmée par trois arrêts décisifs de la Chambre mixte de la cour de cassation (Cass. ch. mixte, 7 mai 1982 : Bull. civ. 1982, ch. mixte, n° 2 ; D. 1982, inf. rap. p. 325 ; D. 1982, p. 541, concl. Cabannes, 2e arrêt ; D. 1983, inf. rap. p. 188, obs. Vasseur ; RTD civ. 1982, p. 786, obs. Perrot ; RTD civ. 1983, p. 185, obs. Normand). L’article 145 du CPC est donc assurément autonome.

Les conditions propres à la procédure de référé ne lui sont donc pas applicables (Cass. civ. 1ère, 9 février 1983, Bull. civ. 1983, I, n° 56) : il n’est soumis ni à la condition d’urgence, ni à la condition d’absence de contestation sérieuse. De même, certaines des dispositions générales sur les mesures d’instruction ne lui sont pas applicables : une clause de recours préalable n’est pas applicable à une action engagée sur le fondement de l’article 145 du CPC (Cass. civ. 3ème, 28 mars 2007 : Bull. civ. 2007, III, n° 43). Autrement dit, le juge est tenu d’apprécier les mérites de la requête au regard des seules conditions de ce texte (Cass. civ. 2ème, 20 mars 2014, Juris-Data n°2014-005318 (Publié au Bulletin)).

Application au droit de la distribution et de la franchise. A la lumière du rappel qui précède, il est aisé de comprendre la jurisprudence rendue en matière de droit de la distribution et de la franchise. Quatre observations s’imposent alors.

Première observation : ne justifie pas d’un motif légitime, le franchisé agissant en vue d’établir la responsabilité du franchiseur lui ayant communiqué des chiffres d’affaires prévisionnels qui, non réalisés par la suite, avaient selon lui entraîné des pertes financières importantes et la revente du commerce ; le franchisé avait sollicité la désignation d’un expert pour déterminer le montant de son préjudice (CA Douai, 18 mai 1995, Juris-Data n°043368 : rejetant la demande au double motif, d’une part, qu’« il n’est demandé à l’expert aucune recherche d’éléments que les parties ne soient à même de soumettre à une juridiction éventuellement saisie d’un procès » et, d’autre part, « qu’il n’apparaît pas que puisse être révélé par l’expertise un fait dont pourrait dépendre la solution d’un litige »).

De la même manière, il est tout aussi logique que ne soit pas considéré comme justifiant d’un motif légitime, le franchiseur qui, pour établir que des tractations avaient eu lieu alors que le contrat de franchise était encore en cours, se prévalait d’une procuration dont l’acte de vente faisait état et datait d’avant la cession. Il s’agissait d’une procuration donnée à un salarié de l’acquéreur du fonds de commerce à une date où le contrat de franchise n’avait pas encore expiré ; en l’espèce, la Cour d’appel a estimé que cette seule procuration donnée à un salarié ne constituait pas, à elle seule, un projet de vente intervenu avant l’expiration du contrat de franchise et, ce faisant, a rejeté la demande de communication de ladite procuration, le litige étant, selon la Cour d’appel, insuffisamment caractérisé (CA Lyon, 26 févr. 2008, RG n°06/06384, inédit ; v. aussi, pour une solution comparable, toujours en matière de franchise, CA Paris, 7 nov. 2008, Juris-Data n°2008-374992 ; et, pour une solution comparable rendue à propos d’un contrat d’approvisionnement : CA Paris, 2 juillet 2008, Juris-Data n°2008-368226).

Deuxième observation : le motif légitime peut par exemple résulter de la demande de communication d’un franchiseur à son franchisé de documents relatifs à la mise en location-gérance de son fonds de commerce et susceptibles de caractériser la violation du droit de préférence stipulé dans son contrat de franchise (Cass. com., 14 févr. 2006, Juris-Data n°032237), de l’approvisionnement probable d’un franchisé en dehors du réseau (CA Paris, 19 sept. 2013, RG n°11/09111, inédit) ou d’actes de concurrence déloyale pouvant avoir été commis par ce dernier (Cass. civ. 2ème, 2 juillet 2009, pourvoi n°07-20.968, inédit) ;  de même, le motif légitime peut être invoqué par des franchisés se prévalant d’un abus dans la fixation du prix des fournitures objets d’une clause d’achat exclusif (CA Paris, 3 mai 2006, Juris-Data n°300894) ou d’une fraude suspectée du franchiseur relative aux commissions perçues des opérateurs et fournisseurs, qui auraient dû être reversées au franchisé (CA Douai, 29 janvier 2015, RG n°14/03666 ; CA Angers, 18 nov. 2014, RG n°14/02224, inédit).

Il en va de même en cas de soupçon de faute commise (concurrence déloyale ou complicité d’une inexécution contractuelle) par un réseau concurrent (Trib. com. (req.), Paris, 28 mars  2013, RG n°13/554 et RG n°13/20428, inédit ; Trib. com. (req.), Arras, 26mars  2013, inédit ; Trib. com. (req.), Paris, 1er mars  2013, RG n°13/404 et RG n°13/14423, inédit ; CA Paris 16 oct. 2012, RG n°12/02378, inédit ; CA Caen 29 mars 2007, RG n°05/399, inédit).

Troisième observation : ainsi qu’on l’a souligné plus haut, le litige ultérieur justifiant la mesure sollicitée doit être crédible ; pour autant, le juge saisi en application de l’article 145 du CPC ne doit pas se livrer à une analyse au fond de l’affaire (CA Caen, 9 avr. 2015, RG n°14/01603 : soulignant que suffisent à caractériser l’existence du motif légitime visé par l’article 145 du CPC, le juge saisi sur le fondement de ce texte n’ayant pas à s’interroger sur la validité des droits de préférence consentis au profit d’un franchiseur, cette question relevant du débat qui aura éventuellement lieu au fond).

Quatrième observation : ces solutions s’imposent quelle que soit la période à laquelle la mesure est sollicitée, pour autant qu’avant tout procès, un motif légitime est établi. Ainsi, dès lors qu’il justifie de la réunion de ces conditions, un franchisé peut solliciter l’octroi d’une mesure à l’encontre d’un franchiseur, peu important que ledit franchisé ait quitté le réseau au jour de la demande d’expertise (CA Paris, 3 mai 2006, Juris-Data n°300894). A l’inverse, il est tout aussi logique que le franchiseur puisse obtenir, sur le fondement de l’article 145 du CPC, une mesure d’instruction destinée à démontrer que le franchisé a violé le droit de préférence qu’il tire du contrat de franchise, sans que puisse lui être opposé le fait que la cession soit intervenue après le terme du contrat (Cass., com., 14 février 2006, pourvoi n°05-13.127).

 

II. Les particularités procédurales de l’article 145 du CPC

Compétence territoriale. La jurisprudence admet certaines dérogations à la compétence territoriale du juge des référés, régie par les règles de droit commun issues des articles 42 à 48 du CPC. Ainsi, il est admis que l’action tendant à la prise de mesures conservatoires peut être portée à la connaissance du juge des référés du lieu où elles doivent être effectuées. La jurisprudence décide que l’action intentée sur le fondement de l’article 145 du CPC peut être portée devant le juge dans le ressort duquel se trouve l’objet des vérifications demandées.

Arbitrage. Il est admis que le juge des référés peut statuer sur le fondement de l’article 145 du CPC, même en présence d’une clause compromissoire, sauf convention contraire des parties (Cass. civ. 1ère, 18 nov. 1986 : Rev. arb. 1987, p. 315).

Désormais, l’article 1449 du CPC prévoit expressément la possibilité de recourir au juge de l’article 145 du CPC (CA Rouen, 13 mars 2007, Juris-Data n°332205 : selon lequel l’insertion d’une clause compromissoire au contrat « n’entrave pas la compétence du juge des référés qui en l’occurrence a été saisi avant que ne soit introduite la procédure d’arbitrage, et ce, tant que la juridiction arbitrale n’a pas statué au fond » ; v. aussi, Cass. civ., 25 avril 2006, pourvoi n°05-13.749 ;  Bull. civ. I, n°197 ; CA Paris, 11 février 2000, Juris-Data n°113864), tant que le tribunal arbitral n’est pas constitué et sans que la condition d’urgence soit requise (alors qu’au contraire, en présence d’une clause compromissoire, la condition d’urgence est requise en cas de référé fondé sur l’article 873 du CPC). Cette jurisprudence est d’application générale et recouvre évidemment les clauses compromissoires qui seraient contenues dans tout contrat de franchise (v. pour une application récente, CA Douai, 29 janvier 2015, RG n°14/03666).

Requête ou référé. Ces mesures peuvent être requises par le demandeur de manière contradictoire ou non contradictoire. Dans le premier cas, le demandeur agira par voie d’assignation, au risque de se heurter à la pertinence des arguments que son adversaire lui opposera, tandis que, dans le second cas, le demandeur agira par voie de requête, à l’insu de son adversaire.

Cette dernière voie paraît plus séduisante pour le demandeur qui s’épargne ainsi un débat contradictoire, mais elle comporte une double exigence supplémentaire ; il résulte en effet de la combinaison des articles 145 et 875 du CPC qu’elles ne peuvent être prises sur requête que sous la double condition qu’il y ait urgence et que les circonstances exigent qu’elles ne soient pas prises contradictoirement. Cette solution est couramment admise, tant par les juridictions du fond (CA Paris, 27 janvier 2015, RG n°14/03939, inédit ; v. aussi, CA Caen, 29 mars 2007, RG n°05/399, inédit) que par la Cour de cassation (Cass. civ. 2ème, 13 mai 2015, pourvoi n°14-17.610 ; v. aussi, Cass. civ. 2ème, 7 mai 2008, pourvois n°07-14.857 (Juris-Data n°043823), n°07-14.858, et n°07-14.860, inédits (trois arrêts)).

Il faut toutefois relever que la condition consistant à qualifier les circonstances exigeant de ne pas être prises contradictoirement prime sur celle de l’urgence (CA Caen, 9 avr. 2015, RG n°14/01603 : rendu en matière de franchise et soulignant que « sauf à en compromettre l’efficacité, les mesures d’instruction ordonnées en vue de recueillir les preuves de l’atteinte à ses droits alléguée par la partie qui les requiert, ne peuvent être ordonnées au contradictoire de la partie à laquelle elle impute cette atteinte, s’il doit en résulter un risque de déperdition des preuves ») celle de l’urgence ne posant que rarement difficulté.

Appel. Dans l’hypothèse où la décision ordonnant une mesure d’instruction est frappée d’appel, la Cour apprécie la demande au jour où elle statue en vertu de l’effet dévolutif de l’appel. Elle doit alors écarter l’application de l’article 145 du CPC lorsque, entre temps, l’une des parties a saisi le juge du fond ou, ainsi que le rappelle une décision récente, que ce dernier a rendu sa décision. Dans ces deux cas, le juge ne statue plus « avant tout procès » et la demande portée devant le juge statuant en référé ou par voie de requête n’est donc plus fondée. Lorsque le juge du fond est saisi, il est seul compétent pour statuer sur le maintien ou la rétractation d’une mesure d’instruction in futurum, alors même que l’ordonnance critiquée a été rendue avant la saisine du juge du fond.

Application au droit de la distribution et de la franchise. Ici encore, à la lumière du rappel qui précède, il est aisé de comprendre le traitement réservé par la jurisprudence à certaines affaires rendues en matière de distribution et de franchise. Formulons trois observations.

Première observation : la Cour d’appel d’Agen a déjà eu l’occasion de rappeler que l’effet dévolutif de l’appel impose à la Cour de se placer à la date à laquelle elle statue pour apprécier les conditions d’application de l’article 145 du CPC. En l’espèce, il était constant qu’à cette date les arbitres avaient rendu leur sentence, laquelle jouissait de l’autorité de chose jugée, et qu’il existait une parfaite identité d’objet entre les faits visés dans la requête article 145 et les faits soumis au juge arbitral (CA Agen, 19 juin 2006, Juris-Data n°2006-317692 : soulignant que, dans les deux cas, il s’agissait d’apprécier le caractère ou non fautif et a fortiori frauduleux ou non de la rupture d’un contrat de franchise).

Deuxième observation : en présence d’une demande formée par voie de requête, une cour d’appel (CA Caen, 29 mars 2007, RG n°05/0443, n°05/0308 et n°05/0399, inédits), avait rétracté l’ordonnance ayant accueilli la demande aux motifs que l’urgence n’était pas établie, qu’il s’agissait pour elle d’obtenir par surprise des éléments de preuve dans un procès déjà décidé même s’il n’était pas encore engagé, que le demandeur n’expliquait pas en quoi il existait un risque de dissimulation des preuves et que rien n’établissait que les sociétés concernées auraient fait disparaître ou détruit des documents importants. La Cour de cassation rejette les trois pourvois dans un attendu identique, dont les termes méritent d’être repris : « c’est par une exacte application des articles 145 et 875 du Code de procédure civile, que la cour d’appel a retenu que la demande de mesures d’instruction ne pouvait être accueillie sur requête qu’à la double condition qu’il soit justifié de l’urgence des mesures sollicitées et de l’existence de circonstances autorisant une dérogation au principe de la contradiction ».

En l’espèce, si l’intérêt légitime résultait des soupçons de concurrence déloyale, l’urgence n’était pas établie et un débat était nécessaire pour déterminer les documents devant être remis en copie au demandeur de sorte que les deux conditions nécessaires à la procédure de l’ordonnance sur requête n’étaient pas réunies.

Troisième observation : il a été jugé que l’instance en rétractation ayant pour seul objet de soumettre à l’examen d’un débat contradictoire les mesures initialement ordonnées à l’initiative d’une partie en l’absence de son adversaire, la saisine du juge de la rétractation se trouve limitée à cet objet ; ainsi, ayant relevé que la demande incidente de production d’une enseigne portant sur deux nouvelles pièces n’avait pas été présentée au juge des requêtes, la Cour d’appel a exactement retenu que cette prétention, soumise pour la première fois au juge de la rétractation, était irrecevable (Cass. civ. 2ème, 9 sept. 2010, pourvoi n°09-69.936 (Publié au Bulletin), Juris-Data n°2010-015421 : l’enseigne demanderesse agissait en l’espèce à l’encontre d’une enseigne concurrente à qui elle imputait la violation d’un droit de préférence).

 

III. Les mesures découlant de l’article 145 du CPC

Variété des mesures ordonnées. Les mesures ordonnées sous le sceau de l’article 145 du CPC se classent usuellement en trois familles distinctes, que le juge peut ordonner cumulativement.

La première regroupe les mesures effectuées par le juge : il peut s’agir de vérifications personnelles (CPC, art. 179), de la comparution personnelle des parties (CPC, art. 184), d’une attestation (CPC, art. 200), d’une enquête (CPC, art. 204 à 270).

La deuxième regroupe les mesures effectuées par un technicien : on songe ici à la constatation, le plus souvent réalisée par un huissier (CPC, art. 249 v. par ex., Cass. civ. 2ème, 6 mai 2010, pourvoi n°09-15.199), la consultation (CPC, art. 256) et l’expertise (CPC, art. 263 : v. par ex., Cass. civ. 2ème, 3 févr. 2011, pourvoi n°10-14.070).

La troisième regroupe la production et/ou l’obtention de pièces (v. par ex., Cass. com., 11 avr. 1995 : Bull. civ. 1995, IV, n° 121).

Contraintes. La mesure d’instruction sollicitée sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile est assortie d’astreinte lorsqu’il y a lieu d’inciter la partie à s’exécuter dans les meilleurs délais ; toute difficulté relative à la liquidation de l’astreinte est soumise au juge de l’exécution. Lorsque la nature même de la mesure ordonnée le justifie, l’huissier désigné se fait le plus souvent assister de techniciens (expert informaticien, expert-comptable, etc.) et des ressources propres à garantir l’effectivité de la mesure ordonnée (serrurier, concours de la force publique, etc.).

Application au droit de la distribution et de la franchise. Il convient de formuler trois séries d’observations  inspirées par le droit de la distribution et de la franchise.

Première observation : les mesures ordonnées peuvent tout d’abord se rapporter à la constatation d’un fait ou d’un ensemble de faits. Les exemples sont innombrables : il en va ainsi notamment lorsqu’un franchisé est suspecté d’avoir violé la clause du contrat de franchise lui faisant interdiction d’acheter en dehors du réseau ((Trib. com. (req.), Marseille, 22 mars  2013, RG n°2013/00278, inédit ; Trib. com. (req.), Aix-en-Provence, 21 mars  2013, RG n°2013/97, inédit : ordonnant dans les deux cas les constatations nécessaires, notamment l’extraction des disques durs des unités centrales des ordinateurs du franchisé, afin de déterminer précisément l’identité de ses fournisseurs hors centrale et le pourcentage des achats effectués par ce franchisé auprès desdits fournisseurs), lorsqu’un distributeur ne s’approvisionne plus dans les conditions requises par un contrat de partenariat en fabriquant lui-même (Trib. com. (req.), Versailles, 22 janvier 2010, RG n°2010/021, inédit ; Trib. com. (req.), Pontoise, 6 janvier 2010, inédit : autorisant notamment l’huissier, dans les deux cas, à copier tout support informatique dans tous les locaux du partenaire), lorsqu’un franchisé est suspecté d’avoir violé la clause du contrat de franchise lui faisant interdiction d’implanter un nouveau point de vente hors enseigne ou de vendre de la marchandise en dehors du point de vente objet du contrat de franchise (Trib. com. (req.), Poitiers, 23 déc. 2009, inédit), lorsqu’un franchisé est suspecté de ne pas respecter au sein du point de vente les normes d’hygiène en vigueur ((Trib. com. (req.), Paris, 19 mai 2015, inédit : ordonnant de faire constater in situ le dépassement des DLC par voie d’huissier), la charte graphique ((Trib. com. (req.), Paris, 5 juin 2012, inédit), ou les éléments de PLV ((Trib. com. (req.), Melun, 18 février et 6 mai 2015 (deux ordonnances), inédit, RG n°2015/000280, inédit), lorsqu’un concédant entend faire autoriser un huissier de justice à constater que des véhicules neufs sont proposés à la vente et à récupérer les factures d’achat de ces véhicules (CA Paris, 3 déc. 2014, Juris-Data n°2014-029875 (en matière de concession)), et, de manière plus générale, lorsqu’il s’agit de faire constater tout détournement de clientèle (CA Paris, 28 mai 2015, RG n°14/04918, inédit).

De telles mesures peuvent être engagées en tous lieux, le plus souvent au sein même des bureaux (TGI (req.), Paris, 9 oct.  2013, RG n°13/14.485, inédit) ou du point de vente du défendeur (Trib. com. (req.), Melun, 18 février et 6 mai 2015 (deux ordonnances), inédit, RG n°2015/000280, inédit) ; tout cela est très classique. De plus, lorsque les circonstances le justifient, ces mesures peuvent être réalisées au domicile personnel des défendeurs (Trib. com. (req.), Paris, 1er mars  2013, RG n°13/404 et RG n°13/14423, inédit ; Trib. com. (req.), Evry, 8 août 2012, RG n°12/482, inédit), le juge vérifiant alors de manière encore plus attentive que les conditions d’application du texte sont réunies.

Deuxième observation : les mesures ordonnées peuvent ensuite se rapporter à la preuve du préjudice ; ainsi, une expertise peut être ordonnée sur le fondement de l’article 145 du CPC au profit de franchisés désireux de chiffrer le montant des surfacturations qui leur ont été appliquées, dans la perspective d’une éventuelle action en responsabilité à l’encontre du franchiseur (CA Paris, 3 mai 2006, Juris-Data n°2006-300894) ; dans le même ordre d’idée, un franchisé peut justifier d’un motif légitime et actuel de voir confirmer, sur le fondement de l’article 145 du CPC, la mesure d’expertise destinée à l’indemnisation du préjudice en présence d’un franchiseur ayant reconnu la matérialité des actes de concurrence déloyale commis en violation des droits d’un franchisé (CA Lyon, 30 mai 1997, Juris-Data n°1997-045174).

Troisième observation : dans tous les cas, la mesure ordonnée doit être proportionnée au regard des intérêts légitimes du défendeur (v. aussi, en matière de franchise : CA Caen, 9 avr. 2015, RG n°14/01603 ; Trib. com. (req.), Aix-en-Provence, 21 mars  2013, préc. : limitant l’autorisation donnée à l’huissier désigné d’extraire des disques durs des unités centrales des ordinateurs aux seuls éléments se rapportant aux approvisionnements réalisés en dehors de la centrale du franchiseur ; v. aussi, en matière de concession : CA Lyon, 24 sept. 2013, Juris-Data n°2013-021378).

Conclusion générale. Sans hésitation, le demandeur à l’action a-t-il souvent intérêt, avant de s’engager dans le combat judiciaire, à mettre en œuvre les dispositions de l’article 145 du CPC.

N’oublions jamais que le demandeur à l’action supporte la charge de la preuve des faits qu’il allègue, ce qu’il est convenu d’appeler le fardeau probatoire (CPC, art. 9) ; et à moins de disposer d’emblée d’un dossier ne laissant aucun doute sur la preuve de la faute commise par les personnes qu’il entend poursuivre et du préjudice qui en découle, la mise en œuvre de ce texte sera alors préférable, sinon même indispensable, afin d’établir clairement la manifestation de la vérité ; ce d’autant qu’une fois le procès engagé, l’effet de surprise qu’il permet de produire sur le défendeur (lorsque la voie de la requête est justifiée) ne sera plus possible.

N’oublions jamais aussi qu’en renforçant son dossier par l’obtention d’éléments de preuve supplémentaires, le demandeur à l’action ne perd pas de temps mais – au contraire – en gagne : il va bien souvent se trouver dans une position de force (lorsque la mesure d’instruction a porté ses fruits) qui ne laissera subsister (quasiment) aucun doute sur l’issue de la procédure au fond, et facilitera ainsi une solution transactionnelle rapide et souvent plus satisfaisante que celle issue d’une procédure contentieuse mal préparée.

Voilà le message que je tenais à vous faire passer dans l’intérêt du demandeur à l’action qui, à travers la manifestation de la vérité que l’article 145 du CPC à vocation à garantir, se confond avec l’idée d’une bonne administration de la justice.

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