Frédéric BOUBLIL
Frédéric BOUBLIL, fondateur du cabinet Boublil Conseil
- Présentez-vous
Bonjour,
Je suis Frédéric Boublil, Fondateur du cabinet Boublil Conseil.
J’ai eu deux vies dans la distribution, la première en tant qu’opérationnel en travaillant notamment chez Auchan chez Lagardère Duty free où j’ai été directeur de la stratégie du Groupe.
J’ai ensuite été consultant dans des cabinets et depuis 5 ans à mon compte où j’ai développé une approche de Partenaire Business qui concilie à la fois le sens opérationnel de dirigeant et l’acuité d’analyse du consultant.
Et je travaille essentiellement dans trois secteurs : la Distribution, les biens de consommation et le luxe.
- La distribution dite traditionnelle semble plus que jamais chahutée. Comment cela s’explique ?
La distribution traditionnelle est chahutée par deux grandes mutations : des mutations d’ordre sociologique et des mutations d’ordre technologique.
Concernant les mutations sociologiques on vient d’une situation des 30 Glorieuses, héritée des années 60 ou 70 avec deux éléments majeurs.
Le premier est l’attrait des marques. On est dans un contexte relativement pénurique ; les marques apportent du statut, les marques apportent du plaisir et les marques apportent de la praticité. Les marques rassurent, les marques structurent la consommation.
Et ces marques, on les achète où ? Dans ces temples de la consommation que sont les hypermarchés.
Les hypermarchés, on y va en voiture, et on est dans l’époque de la civilisation de la voiture.
Donc on est sur un monde drivé par les marques et drivé par ces grands temples de la consommation.
Aujourd’hui, on est dans un univers qui est beaucoup plus horizontal. Les marques n’ont plus autant de statut ; on recherche du sens par-delà les attraits mass Market qui ont pu structurer la consommation précédemment et puis, on est dans un monde où la proximité aussi a des lettres de noblesse donc moins de voitures, des marques plus responsables, plus sobres, plus horizontales.
Cette mutation là a été amplifiée et accélérée par les mutations technologiques, notamment le développement d’internet et deux éléments majeurs ; c’est l’accès à l’information qui rend le consommateur plus expert ; en tout cas il le croit, et deuxièmement, l’immédiateté ; c’est-à-dire que l’on veut tout, tout de suite.
Donc si on résume, le consommateur ne veut plus consommer plus, mais consommer mieux ; et le smartphone a remplacé la voiture.
Tout cela incite les distributeurs à changer de paradigme, à changer de modèle et à revoir leur stratégie.
- Quels sont les grands axes de ces stratégies gagnantes ?
Ces stratégies gagnantes s’articulent autour de deux piliers.
Une expérience client toujours plus riche et toujours plus individualisée et deuxièmement un modèle d’entreprise beaucoup plus moderne, beaucoup plus responsable.
Donc qu’est-ce que cela veut dire : une relation client ou une expérience client plus individualisée et plus qualitative ; c’est déjà se mettre au niveau des standards qu’Amazon a posés jusqu’à présent et le niveau de jeu s’est vraiment élevé, en terme de disponibilité produits, en terme de traitement de problèmes, en terme de facilité d’achat mais aussi en terme d’émotionnel.
Nous traversons une époque où la relation client était extrêmement transactionnelle : combien j’achète, à quel prix et comment cela se passe ? Et on va vers une relation clients qui est beaucoup plus émotionnelle où on donne de la chaleur ajoutée. Et il faut passer de cette valeur ajoutée à cette chaleur ajoutée.
Concernant le modèle d’entreprise, il faut qu’il soit plus responsable, plus durable parce que les entreprises qui vont durer sont les entreprises qui sont capables de conserver les talents, de les recruter, de les faire évoluer. Aujourd’hui, on est dans une quête de sens et les collaborateurs ne cherchent plus à aller dans des entreprises qui se développent uniquement grâce aux profits mais qui donnent du sens, qui vont au-delà des missions purement économiques.
Pour solidifier ces deux piliers, il va falloir travailler sur un fonctionnement plus agile, plus moderne, plus ouvert, plus collaboratif et repenser aussi l’allocation des ressources et investir là où il y a vraiment de la valeur ajoutée.
- Quels chantiers doivent lancer les distributeurs pour relever ces défis ?
Pour relever ces défis, les distributeurs doivent relever des chantiers qui sont transverses ; à la fois à la dynamisation commerciale et à la solidification du modèle opérationnel.
Il y a bien évidemment le chantier digital qui a occupé une grande partie de la vente passante des dirigeants ces dernières années ; s’est ajouté à ce chantier digital le chantier relatif à la gestion de la donnée et ensuite on va rajouter deux autres chantiers qui sont très importants ; le plus récent concerne la responsabilité et le quatrième qui est transverse à tout cela concerne l’allocation des ressources et la gestion des intelligences au sein de l’entreprise.
- Est-ce que cela signifie que pour réaliser ces changements, il faut investir fortement ?
Evidemment, pour réaliser ces transformations, il faut investir. Il faut investir en capex donc les investissements ; et il faut investir en opex, c’est-à-dire les budgets de fonctionnement opérationnels qui sont au-dessus du résultat d’exploitation.
Concernant les capex, ils concernent d’abord les investissements en informatique et on sait que c’est la bête noire des distributeurs quand on regarde les comptes d’exploitation et les bilans des grandes enseignes de distribution, notamment en alimentaire ; on en a beaucoup qui sont en dessous de 1 % de leur chiffre d’affaires.
Or, on a vu que les transformations qui ont réussi, par exemple, celle de Nordstrom aux Etats-Unis, ont nécessité des investissements de l’ordre de 1.4, 1.5 voire plus du chiffre d’affaires.
On a besoin de cet investissement là pour plusieurs raisons ; d’abord parce qu’on doit digitaliser l’entreprise notamment pour stabiliser les stocks ; notamment pour mieux gérer l’activité e-commerce, mieux la structurer et bien sûr pour fiabiliser les back offices et faire en sorte que les opérations coutent le moins cher opérationnellement et que l’on ne mette pas des ressources humaines là où cela ne fait pas de sens.
En ce qui concerne les coûts opérationnels, le risque que l’on constate le plus fréquemment c’est d’utiliser les frais personnels comme variable d’ajustement.
C’est un risque dangereux pour le chiffre d’affaires au mètre carré.
Les enseignes qui ont le mieux défendu leur « like for like », c’est-à-dire leur chiffre d’affaires à périmètre comparable, sont les enseignes qui ont réussi à défendre un niveau de présence terrain suffisant et à valeur ajoutée. Cela passe par de la formation, cela passe par du recrutement, cela passe par de la promotion interne.
Il est donc très très important dans ces investissements-là de ne pas jouer sur l’aspect frais de personnel.
En tout cas sur les frais de personnel « front » ; ceux qui sont au contact avec le client. Donc comment faire pour effectuer les bons arbitrages ; et bien il y a un premier élément à étudier c’est l’analyse du parc.
Quand on regarde le parc du magasin, on se rend compte qu’une partie importante du parc de magasins représente une part relativement limitée de l’EBITDA et une part importante du stock mobilisé.
Il y a donc tout un enjeu de rationalisation du parc à opérer pour pouvoir être en capacité de réaliser les investissements là où on va créer de la valeur durablement.
Deuxième levier pour optimiser les investissements et bien les allouer, c’est nouer des partenariats structurants lorsqu’en tant qu’enseigne, on n’est pas en capacité d’obtenir le bon niveau de « delivery » par soi-même.
C’est ainsi que Walmart a noué un partenariat structurant avec Google ou que, plus près de chez nous, en France, Intermarché et Microsoft travaillent ensemble sur la gestion de la donnée. Donc on a des exemples concrets en tout cas de réallocation de ressources ; d’investissements, là où cela créé de la valeur ; sur le terrain et dans la donnée.
- Vous avez parlé investissements financiers. Parlons maintenant responsabilité : est-ce bien compatible avec la distribution telle que nous la connaissons ?
Non seulement c’est compatible, mais c’est indispensable.
Il y a plusieurs éléments à prendre en compte dans la responsabilité, notamment l’offre, notamment l’écho système, et ensuite le parc.
L’offre c’est : Qu’est-ce que je vends ? L’écosystème c’est : Grâce à qui je vends ? Et le parc c’est : Ou est-ce que je vends ?
Lorsque l’on parle d’offre, on parle de plusieurs choses ; on parle de la gamme : Est-ce que la gamme est écho conçue ? Est-ce qu’une partie de la gamme est éco-conçue ?
Donc cela veut dire qu’elle consomme moins d’intrants, elle consomme moins de matières polluantes. On peut parler de son cycle de vie aussi : est-ce que je vends des produits de seconde main ? Est-ce que je vends des produits de déstockage ?
On a des enseignes aujourd’hui comme Auchan, comme Leclerc, qui vendent de la seconde main dans leurs points de vente ; on a une enseigne comme Netto qui développe une activité de déstockage ; c’est une enseigne de discount. Et concernant les gammes éco-conçues, on a l’enseigne Bonobo qui est référente dans ce domaine-là et qui bien avant d’autres « jeaners », d’autres enseignes textiles, a pris le virage de l’écho responsabilité et de l’écho conception.
Seconde dimension de la responsabilité, l’écosystème : grâce à qui on vend ? On vend grâce à ses collaborateurs, grâce à ses employés. Cela c’est le premier élément ; et il n’y a pas d’enseignes plus responsables que celles qui donnent des parcours à ses collaborateurs ; qui aident à développer grâce au niveau de son tissu local un emploi durable, un emploi qui permet de se réaliser et on a en France, notamment des enseignes, qu’il s’agisse de succursales ou de groupements d’indépendants qui offrent des parcours, soit d’employés : salariés, cadres, dirigeants ; des parcours d’entrepreneurs, avec le commerce associé, avec les groupements d’indépendants ; et entre les deux des voies intermédiaires comme les voix de gérants mandataires ou on est un semi entrepreneur. Donc voilà trois typologies qui montrent qu’il y a un écosystème de collaborateurs à développer.
L’écosystème c’est aussi un écosystème de partenaires. Quand on est sur un territoire, on va entretenir aussi un réseau de partenaires ; par exemple : plusieurs enseignes de bricolage entretiennent des relations avec des réseaux soit de startups, des plateformes de startups, soit des réseaux d’artisans pour faciliter en fait la traduction de l’achat d’un projet à sa mise en place dans les domiciles.
Enfin, troisième dimension de la responsabilité, le parc : Où on vend ? Et là on peut faire par exemple référence à l’enseigne ou au groupement Intermarché qui aujourd’hui propose un point de vente tous les 17 kms en France ; donc c’est un élément qui traduit l’ancrage territorial, l’encrage de l’enseigne au sein de territoires et c’est aujourd’hui un élément extrêmement structurant dans la responsabilité sociétale et environnementale d’un distributeur.
- Finalement, avec toutes ces transformations, les distributeurs peuvent-ils être encore rentables ?
Il est évident que la situation aujourd’hui est plus complexe qu’il y a une dizaine d’années. On a aujourd’hui un nombre plus important de distributeurs en difficulté. On en a aussi qui ont disparu du marché ; on pense à Tati, par exemple, mais il y en a d’autres. Donc pourquoi ? Parce qu’il faut être toujours plus efficace dans l’exécution, il faut innover, il faut prendre des risques ; et puis il y a deux choses qui étaient des éléments classiques mais qui prennent une dimension encore plus importante ; il faut apporter quelque chose au marché. Qu’est-ce que j’apporte pour le client que les autres n’apportent pas ? Et deuxièmement il faut savoir faire des choses que les autres ne savent pas faire. Qu’est-ce que je sais faire dans mes aptitudes qui me permet d’être plus efficace que les autres ? Exemple Zara avec sa « supply chain » ; exemple : Maisons du Monde avec son outils de construction des collections. Et tout cela aujourd’hui est devenu extrêmement discriminant. Les propositions valeurs qui sont tièdes n’ont plus de place aujourd’hui. Donc c’est effectivement plus difficile ; néanmoins, j’ai envie de terminer avec une note d’optimisme.
Alors comment ces enseignes réussissent ? Elles réussissent d’abord parce qu’elles vont muscler leurs propositions valeurs et leurs aptitudes pour à la fois apporter d’avantage aux clients et être plus efficaces dans leurs fonctionnements. Et ensuite, elles vont mettre en place des plans pour que la transformation soit rentable, réalisable et cela veut dire plusieurs choses ; cela veut dire choisir ses batailles ; on ne peut pas être sur tous les fronts. IL faut choisir en fait les domaines sur lesquels vous avez une capacité à faire la différence et vous n’allez pas dilapider vos ressources mais les focaliser là où il y a vraiment un intérêt majeur par rapport à votre proposition valeur et par rapport à votre fonctionnement.
Il va falloir rythmer le changement, donc il faut être aussi en capacité de se dire qu’il faut fêter des victoires ; mais aussi abandonner des projets qui ne sont pas des projets structurants ou alors dont on n’est pas sûr du résultat à moyen terme et enfin, il faut jouer collectif, et là c’est un sujet aussi très important.
Le commerce c’est d’abord un métier d’hommes je l’ai dit tout à l’heure ; les enseignes qui réussissent sont celles qui font attention à préserver les équipes et les frais de personnel ; notamment dans les domaines de la vente.
Et bien c’est pareil aussi dans l’animation, il faut qu’on ait un engagement humain qui soit fort et c’est tout aussi important de mesurer le NPS c’est-à-dire le Net Promoteur Score ; ce qui incite les clients à venir et à recommander votre enseigne plutôt qu’une autre, avec le niveau d’engagement qui est l’engagement, l’implication de vos équipes pour réussir, parce qu’on est dans une période de gros temps complexe et si on ne joue pas collectif, on n’y arrivera pas.