Les deux écoles
Le président peut, dans les mêmes limites, et même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite. La notion de dommage imminent visée par ce texte fait l’objet de types d’interprétation, que les praticiens se doivent de bien connaître.
Selon l’article 873, alinéa 1er du code de procédure civile : « Le président peut, dans les mêmes limites, et même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ».
Comme le rappelle le professeur Normand dans une note à la Revue trimestrielle de droit civil (J. Normand, La prévention du dommage imminent. Ses conditions. Le choix des mesures, RTD Civ. 2002, pages 137 et suivantes), à laquelle nous renvoyons pour plus de détail, la place que devrait occuper l’illicite dans la prévention du dommage imminent, fait l’objet de deux écoles.
Le professeur Normand rappelle en effet qu’ « une première école prône l’indifférence de principe à l’illicéité éventuelle des actes ou des comportements qui rendent le dommage imminent » ; ainsi, indique-t-il, notamment, que certaines décisions ont souligné que « sur le terrain de l’article 809 alinéa 1er du nouveau code de procédure civile, la notion de dommage imminent justifiant l’intervention du juge des référés n'(était) pas liée à l’illicéité de l’acte susceptible de causer le dommage (TGI Paris, réf. 3 mai 1982, JCP 1984, éd. G, IV. 116) ». De même, certains auteurs adhèrent nettement à cette première école au motif que l’article 873 « oppose au trouble (actuel), que le juge doit faire cesser lorsqu’il est manifestement illicite, le dommage imminent, dont les caractères ne sont pas autrement précisés ». Ainsi, selon eux, « l’imminence du dommage se suffit à elle-même. Il n’est pas nécessaire que son origine soit teintée d’illicéité (en ce sens, J. Viatte, Les pouvoirs du juge des référés, Gaz. Pal. 1976.2.doctr. 709 ; Ph. Bertin, Les référés des années 1980, préface P. Bellet, éd. Gaz. Pal. n° 179 ; A. Blaisse, note au JCP 1987.II.20722, sous Aix-en-Provence, 21 mai 1985 ; plus récemment, Cl. Brenner, L’acte conservatoire, préface P. Catala, LGDJ, 1999, p. 67, note 104 ; B. Mélin-Soucramanien, Le juge des référés et le contrat, préface J. Mestre, PUAM, 2000, n° 45, 47 et passim, et, à la suite de l’arrêt rapporté, Ch. Jamin et M. Billiau, note préc. n° 3 et 4 ; J. Kullmann, RGDA, 2000, préc. p. 1038 ; JCP 2001.éd.G.I.303, n° 9 préc.) ».
Le professeur Normand rappelle en outre que, « selon une seconde école, l’imminence et la gravité du dommage ne sauraient suffire à légitimer l’intervention du juge des référés. Une certaine prise en considération de l’illicéité doit s’imposer ». Il ajoute que « nombreux sont les auteurs qui, à juste titre selon (lui), placent la considération de l’illicite au nombre des conditions requises pour légitimer la demande de mesures conservatoires, soit qu’ils en fassent une exigence distincte (V. par ex. G. Parléani, Le juge des référés face au droit communautaire, D. 1990.Chron.65 et s. n° 27, p. 70 ; J.-M. Coulon, note sous Ass. plén. 28 juin 1996, D. 1996.501; L. Lévy, note sous Com. 26 févr. 1991, JCP 1992.II.21915 ; X. Vuitton, La Cour de cassation et le juge des référés, th. Reims, 2001, p. 73 et s. et note préc. JCP 2001.II.10506 ; M. Barbier et S. Lemarchand, note préc. JCP 1999.II.10212, p. 2201 ; V. également RTD civ. 1988.168 ; 1997.219), soit qu’ils l’incluent dans la notion même de dommage, telle qu’elle doit être comprise au sens de l’article 809 alinéa 1er du nouveau code (G. Le Tallec, Les soubresauts juridiques des affaires Leclerc-carburants et Leclerc-livres, JCP 1986.I.3231, n° 9 ; P. Estoup, La pratique des procédures rapides, Litec, 2e éd. 1998, n° 86 et s. ; Y. Strickler, Le juge des référés, juge du provisoire, th. Strasbourg, 1993, p. 216 et 240) ».
Encore convient-il, insiste le professeur Normand, « de s’entendre sur les caractères requis de l’illicéité. Il peut se faire que le dommage imminent ait son origine dans un comportement manifestement illicite. Le juge, c’est trop évident, a le pouvoir d’ordonner l’arrêt de celui-ci (Civ. 2e, 27 juin 1979, Bull. civ. II, n° 199, p. 138, JCP 1979.IV.298 : ouverture illicite d’un cabinet de kinésithérapie ; Com. 15 juin 1982, Bull. civ. IV, n° 233, p. 203 : ouverture dominicale en infraction à un arrêté préfectoral ; TGI Reims, référés, 3 avr. 1986, Gaz. Pal. 1986.2. Somm.450 : véranda construite sans autorisation de l’assemblée des copropriétaires). Mais la prévention du dommage qui menace n’est nullement subordonnée à cette condition rigoureuse. En ce sens peut-on comprendre, dans leur ambiguïté, les juges du provisoire qui affirment que « la notion de dommage imminent n’est pas liée à l’illicéité (manifeste, convient-il alors d’ajouter) de l’acte susceptible de causer le dommage » (TGI Paris, réf. 3 mai 1982, préc.), ou encore que le dommage imminent ne doit pas s’apprécier « au regard d’un fait fautif … qui serait avéré » (Paris, 9 juin 1999, Trésis et IPIB, préc. Rappr. Aix-en-Provence, 23 févr. 1996, Gaz. Pal. 1996.2.367 ; Versailles 4 déc. 1997, Société K. Disc. c/ La Poste, n° 5645, cité par B. Mélin-Soucramanien, op. cit. n° 138), lorsque les circonstances ne permettent pas d’affirmer que cette illicéité est manifeste ou que la responsabilité est, d’évidence, engagée ».
Ce dont il doit être justifié, en revanche, c’est qu’il existe au moins une contestation sérieuse sur la licéité, par exemple, de la convention projetée (T. com. Paris, réf. 2 avr. 1990, D. 1990.438, note Viandier), du refus de l’exécuter (Com. 26 févr. 1991, Bull. civ. IV, n° 87, JCP 1992.II.21915, note L. Lévy, préc.) ou de la décision d’y mettre fin (Com. 21 mars 1984, Bull. civ. IV, n° 115, p. 96 ; Aix-en-Provence, 8 sept. 1994, Rev. proc. coll. 1996.97, n° 12, obs. B. Soinne), sur la licéité de la construction envisagée (Civ. 3e, 14 déc. 1976, Bull. civ. III, n° 404, p. 353) ou de la délibération contestée (Soc. 25 mai 1985, Bull. civ. V, n° 204).
En conséquence, selon cette seconde école, « il doit ressortir de la demande qu’il existe un doute sur la licéité de l’acte ou de l’opération projeté, que son illégitimité est plausible ou, pour prendre les choses autrement, que la prétention du demandeur ‘‘paraît avoir une apparence de fondement’’ (Soc. 23 mars 1982, Bull. civ. V, n° 208, p. 153. En ce sens V. notamment, G. Parléani, op. cit. n° 25 et s. p. 70 ; Ch. Goyet, note sous Com. 15 mai 1985, D. 1986.161. Rappr. note M. Barbier et S. Lemarchand, préc.) » (Nous soulignons).