CA Paris, 19 septembre 2018, RG n°18/08183
Sauf circonstances particulières, l’octroi d’un préavis suppose le maintien de la relation commerciale aux conditions antérieures. Toutefois, il ne peut être reproché à l’auteur de la rupture de ne pas exécuter le préavis dans les conditions antérieures, si ce défaut d’exécution est imputable à la victime de la rupture.
La société A. (ci-après « le Concédant ») est spécialisée dans la fourniture de matériels agricoles.
Le 2 mai 2006, elle a conclu un contrat de concession exclusive à durée indéterminée avec la société S. (ci-après « le Concessionnaire ») qui assure la distribution de matériels agricoles. Le contrat stipulait notamment, à l’article 2, une exclusivité de distribution sur le territoire concédé au Concessionnaire.
L’article 10 du contrat prévoyait, par ailleurs, que » chacune des parties pourra mettre fin au présent contrat par notification écrite par lettre recommandée avec accusé de réception moyennant un préavis d’au moins un an. Toutefois, à l’expiration des six premiers mois de préavis et en dérogation aux dispositions de l’article 2 du présent contrat, le concessionnaire ne sera plus tenu, vis-à-vis (du Concédant), à son obligation d’exclusivité de marque et (le Concédant) aura en contrepartie la faculté de nommer un ou plusieurs distributeurs ou autres futurs concessionnaires (de la Marque du Concédant) sur le territoire défini à l’annexe 1 du présent contrat pour tout ou partie de la durée du préavis restant à courir « .
Par courrier recommandé du 18 juin 2014, le Concédant a notifié au Concessionnaire la résiliation du contrat de concession avec un préavis de 18 mois, soit une fin des relations au 31 décembre 2015. Dans ce courrier, le Concédant a, par ailleurs, rappelé au Concessionnaire qu’à l’expiration des six premiers mois de préavis, il n’était plus tenu à son obligation d’exclusivité et que, réciproquement, le Concédant avait la faculté de nommer un ou plusieurs distributeurs sur le territoire concédé en vertu de l’article 10 du contrat précité.
A compter du 1er janvier 2015, le Concédant a nommé un nouveau distributeur non-exclusif sur le territoire du Concessionnaire.
Par exploit d’huissier du 29 avril 2015, le Concessionnaire a assigné le Concédant, ainsi que la société P., nouveau distributeur non-exclusif nommé sur son territoire, devant le Tribunal de Commerce de Lyon aux fins de solliciter leur condamnation solidaire à lui payer, à titre principal, la somme de 2.010.306,26 € au titre du préjudice qu’il aurait subi du fait de la rupture abusive du contrat de concession et des actes de concurrence déloyale commis de concert, et, à titre subsidiaire, la condamnation du Concédant à l’indemniser des préjudices subis du fait de la rupture brutale du contrat de concession.
Par jugement rendu le 27 mars 2018, le Tribunal de Commerce de Lyon a débouté le Concessionnaire de l’intégralité de ses demandes, en jugeant notamment que le préavis de 18 mois accordé au Concessionnaire était suffisant, que la rupture contractuelle n’était ni brutale, ni abusive, que le Concédant était en droit d’annuler et de ne pas donner suite aux commandes du Concessionnaire sans engager sa responsabilité délictuelle, et que le nouveau distributeur nommé sur son territoire n’avait commis aucun acte de concurrence déloyale à son égard. Le Concessionnaire a interjeté appel de ce jugement.
Par arrêt du 19 septembre 2018, la Cour d’appel de Paris a confirmé le jugement en toutes ses dispositions. Notre commentaire portera seulement sur la motivation retenue par la Cour pour caractériser l’effectivité du préavis de rupture accordé au Concessionnaire.
Le Concessionnaire a, en effet, fait valoir que le Concédant n’avait concrètement respecté qu’un préavis d’à peine un mois, puisqu’il a, dès le 18 juin 2014, brutalement rompu les relations commerciales établies entre les parties en :
- refusant d’exécuter les commandes passées par le Concessionnaire et en procédant à la défacturation de véhicules commandés et d’ores et déjà livrés au Concessionnaire,
- cessant de respecter l’exclusivité territoriale de distribution prévue à l’article 2 du contrat de concession.
1) Concernant le refus d’exécuter les commandes du concessionnaire pendant le préavis :
La jurisprudence a déjà eu l’occasion de rappeler que « sauf circonstance particulière, l’octroi d’un préavis suppose le maintien de la relation commerciale aux conditions antérieures » (Cass. com., 10 février 2015, n° 13-26.414 ; CA Paris, 13 juin 2018, n° 15/14893).
Après avoir rappelé cette jurisprudence constante, la Cour précise que :
« Toutefois, il ne peut être reproché à l’auteur de la rupture de ne pas exécuter le préavis dans les conditions antérieures, si ce défaut d’exécution est imputable à la victime de la rupture ».
En l’espèce, le Concessionnaire avait conclu, le 8 mars 2010, avec une société A. Finance, un protocole d’accord de financement du stock acheté au Concédant, organisant les modalités de recouvrement des créances précédemment cédées par le Concédant à la société A. Finance. Cette dernière payait donc le matériel au Concédant, puis le Concessionnaire la remboursait une fois que le matériel était vendu à l’acquéreur final.
Or, dès le 29 mai 2014, le Concessionnaire ne s’est pas acquitté de ses factures envers la société A. Finance. Sa dette à l’égard de cette société s’élevait en octobre 2014 à plus d’un million d’euros. La société A. Finance a d’ailleurs assigné le Concessionnaire en paiement d’une somme de 1.028.254 € par exploit d’huissier en date du 31 octobre 2014.
Dès lors que ce protocole d’accord de financement ne pouvait plus s’appliquer en raison des impayés du Concessionnaire, les conditions générales de paiement contenues dans les CGV du Concédant s’appliquaient de nouveau. Or, en vertu de celles-ci, les « conditions générales de paiement peuvent être modifiées ou les livraisons peuvent être suspendues, si le Concédant considère que l’évolution de la situation du Concessionnaire le justifie ». Dès la fin septembre 2014, en l’absence d’avance de la société A. Finance, le Concessionnaire devait donc payer lui-même le matériel à la commande.
Compte tenu de ces circonstances, la Cour a considéré que « conscient de la dégradation financière dès le mois de juin 2014 (du Concessionnaire), la société (Concédante) pouvait légitimement ne pas donner suite aux commandes ou suspendre des livraisons, sachant qu’elle ne serait pas payée ».
2) Concernant la perte de l’exclusivité territoriale en cours de préavis :
Le Concessionnaire considérait que le Concédant avait rompu brutalement les relations commerciales établies entre les parties en nommant un nouveau distributeur sur son territoire, cessant ainsi de respecter l’exclusivité territoriale de distribution prévue à l’article 2 du contrat de concession.
La Cour a cependant considéré que « la perte, par le concessionnaire, de son exclusivité territoriale au bout de six mois de préavis, conforme à l’article 10 du contrat de concessionnaire agricole, ne constitue pas en soi une modification substantielle de l’exécution du préavis, puisque la contrepartie réside dans l’abandon réciproque et concomitant, par (le Concédant), de l’obligation d’approvisionnement exclusif et de non-concurrence pesant sur (le Concessionnaire) ».
Cet arrêt confirme la jurisprudence antérieure de la Cour, qui avait d’ores et déjà validé la même clause contractuelle en considérant « que cette clause prévoit un abandon réciproque et concomitant par les parties de leurs obligations d’exclusivité territoriale et d’approvisionnement exclusif et constitue l’aménagement contractuel de l’exécution du préavis en cas de rupture du contrat ; qu’elle n’a pas pour effet de déroger aux dispositions impératives de l’article L 442-6 I 5 ° du Code de commerce et ne s’analyse pas en rupture partielle des relations commerciales » (CA Paris, 13 janvier 2016, n°13/11338), la même Cour ayant également considéré que l’abandon réciproque de l’exclusivité n’est pas non plus « assimilable à une rupture brutale des relations commerciales » (CA Paris, 7 novembre 2016, n°15/10249).
La Cour de cassation a également validé cette clause en rejetant le pourvoi formé contre l’arrêt précité de la Cour d’appel de Paris du 13 janvier 2016 après avoir considéré « qu’ayant constaté que (le Concédant) avait exprimé, lors de la notification de la rupture, sa volonté de faire application de l’article 10, alinéa 2, du contrat, afin de permettre aux parties de réorganiser leurs affaires avant la rupture, l’arrêt retient, par motifs adoptés, que cette disposition permet, d’un côté, au concédant de vendre ses produits par l’intermédiaire d’autres revendeurs et, de l’autre, au concessionnaire, de rompre le plus tôt possible l’interdiction de vendre d’autres marques et de se limiter à un territoire donné, afin de faciliter sa reconversion commerciale et, par motifs propres, que cette clause, qui prévoit un abandon réciproque et concomitant, par les parties, de leurs obligations d’exclusivité territoriale et d’approvisionnement exclusif et constitue l’aménagement contractuel de l’exécution du préavis, n’a pas pour effet de déroger aux dispositions impératives de l’article L. 442-6, I, 5° du code de commerce » (Cass. com., 11 mai 2017, n° 16-13.464 ; Cass. com., 9 juillet 2013, n° 12-20.468).
A rapprocher : Cass. com., 10 février 2015, n°13-26.414 ; CA Paris, 13 juin 2018, n°15/14893 ; V. également l’article « Validité d’une clause stipulant l’abandon réciproque de l’exclusivité en cours de préavis », LDR de Mai-Juin 2018