ADLC, Décision n°18-D-23 du 24 octobre 2018
L’Autorité de la Concurrence se prononce pour la première fois, depuis l’arrêt Coty de la CJUE, sur les restrictions à la vente en ligne dans un réseau de distribution sélective.
Ce qu’il faut retenir : L’Autorité de la Concurrence se prononce pour la première fois, depuis l’arrêt Coty de la CJUE, sur les restrictions à la vente en lignedans un réseau de distribution sélective. Elle inflige une amende de 7 millions d’euros à un fournisseur de matériels de motoculture qui a de facto interdit la vente de ses produits à partir des sites Internet de ses distributeurs agréés. Elle autorise, en revanche, l’interdiction faite à ses distributeurs agréés de vendre ses produits sur des plateformes en ligne tierces telles que Amazon ou eBay.
Pour approfondir : Par une décision du 24 octobre 2018, l’Autorité de la Concurrence sanctionne les sociétés A. S. et S. Holding pour avoir mis en œuvre dans le cadre de leur réseau de distribution sélective de matériel de motoculture une entente illicite, contraire aux articles L. 420-1 du Code de commerce et au paragraphe premier de l’article 101 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (T.F.U.E.), consistant à interdire de facto la vente des produits S. et V. à partir des sites Internet de ses distributeurs agréés. Les produits concernés relèvent de l’activité de motoculture.
Cette appellation recouvre deux catégories de produits : d’une part, les machines à moteur de grande taille destinées au travail de la terre et à l’agriculture intensive (comme les tracteurs, moissonneuses-batteuses) et d’autre part, les machines à moteur de plus petite taille utilisées par des particuliers ou des professionnels pour l’entretien d’espaces verts ou les travaux forestiers (comme les tronçonneuses, débroussailleuses, élagueuses, sécateurs à batterie, taille-haies, souffleurs et tondeuses à gazon, ainsi que les accessoires et équipements de protection liés à l’utilisation de ces produits). La procédure concernait uniquement les produits appartenant à cette seconde catégorie. L’instruction menée a conduit à la notification de deux griefs aux sociétés précitées :
- l’un portant sur l’interdiction de la vente des produits S. et V. à partir des sites Internet des distributeurs agréés (1),
- l’autre portant sur l’interdiction de la vente de ces mêmes produits sur les plateformes en ligne tierces (2).
A titre liminaire, l’Autorité n’a pas remis en cause la possibilité de recourir à la distribution sélective pour la vente des produits en cause, qui revêtent un certain degré de technicité et de dangerosité. Leur commercialisation requiert, de ce fait, la mise en place de services d’assistance et de conseil afin d’en préserver la qualité, d’en assurer le bon usage et de garantir la sécurité des utilisateurs.
1/ Concernant l’interdiction de la vente des produits S. et V. à partir des sites Internet des distributeurs :
L’Autorité a estimé qu’en exigeant une « mise en main » entre l’acheteur en ligne et le distributeur agréé à l’origine de la vente, impliquant un retrait du produit dans le magasin du revendeur ou une livraison par ce dernier en personne au domicile de l’acheteur, la société S. a de facto interdit la vente de ses produits à partir des sites Internet de ses distributeurs. Elle a considéré que cette interdiction, ni exigée par la réglementation relative à la commercialisation des produits concernés (et notamment la directive machines du 17 mai 2006, transposée en droit national par le décret n° 2008-1156 du 7 novembre 2008 relatif aux équipements de travail et aux équipements de protection individuelle), ni appliquée par ses concurrents ou par nombre de grandes surfaces de bricolage, allait au-delà de ce qui est nécessaire pour préserver la qualité des produits et la sécurité des utilisateurs et constituait, par conséquent, une restriction de concurrence. L’Autorité a, par ailleurs, considéré qu’une telle restriction, qui réduisait la possibilité pour les distributeurs agréés de vendre des produits aux clients situés hors de leur zone de chalandise physique et limitait le choix des clients désireux d’acheter sans se déplacer, revêtait un degré particulier de nocivité pour la concurrence et constituait, par conséquent, une restriction anticoncurrentielle par objet.
Enfin, l’Autorité a considéré que cette interdiction :
- d’une part, ne pouvait bénéficier du règlement d’exemption par catégorie n° 330/2010 de la Commission européenne du 20 avril 2010 applicable aux restrictions verticales, dans la mesure où elle s’apparentait à une restriction caractérisée des ventes passives au sens de l’article 4, c) du règlement n° 330/2010. L’Autorité fait ainsi application de l’arrêt Pierre Fabre de la CJUE qui avait jugé qu’« une clause contractuelle, telle que celle en cause au principal, interdisant de facto Internet comme mode de commercialisation a, à tout le moins, pour objet de restreindre les ventes passives aux utilisateurs finals désireux d’acheter par Internet et localisés en dehors de la zone de chalandise physique du membre concerné du système de distribution sélective » de sorte qu’une telle clause doit être considérée comme une restriction caractérisée excluant le bénéfice de l’exemption catégorielle prévue par le règlement n° 330/2010 précité (CJUE, 13 octobre 2011, Aff. C-439/09, Pierre Fabre Dermo-Cosmétique),
- d’autre part, ne remplissait pas les conditions cumulatives requises par l’article 101, paragraphe 3 du TFUE (et l’article L. 420-4 du Code de commerce) pour l’octroi d’une exemption individuelle, en considérant que si la délivrance d’un conseil lors de l’achat pourrait constituer un gain d’efficacité qualitatif au sens de l’article 101, paragraphe 3 du TFUE, celui-ci n’est pas absolument nécessaire et donc insuffisant pour justifier une restriction de concurrence aussi importante. L’Autorité considère, en effet, que « le revendeur peut, certes, effectuer une démonstration du fonctionnement de la machine et donner des consignes de sécurité et d’utilisation. Toutefois, ces consignes sont les mêmes que celles qui figurent dans la notice d’instructions qui accompagne nécessairement la machine. En conséquence, le seul avantage présenté par l’obligation posée par S. est l’assurance que l’acheteur entendra les consignes de sécurité ».
L’Autorité a donc sanctionné cette pratique en infligeant une amende de 7 millions d’euros à la société S.
Elle a également enjoint à la société S. de modifier, dans un délai de 3 mois à compter de la notification de la décision, ses contrats de distribution sélective, afin de stipuler, en termes clairs, que les distributeurs agréés membres de son réseau de distribution sélective avaient la possibilité de procéder à la vente en ligne de tous les produits S. et V., sans exiger de ceux-ci une « mise en main » auprès de l’acheteur, laquelle impliquerait un retrait du produit au magasin du distributeur, auprès duquel il a été acquis, ou la livraison par ce distributeur en personne ou l’un de ses employés au domicile de l’acheteur.
2/ Concernant l’interdiction de la vente de ces mêmes produits sur les plateformes en ligne tierces :
L’Autorité a estimé qu’il n’y avait pas lieu de donner suite au grief notifié à ce titre. Elle a, en effet, considéré que cette pratique permet à la société S., qui n’a aucun lien contractuel avec ces plateformes, de s’assurer, de manière à la fois appropriée, légitime et proportionnée, que ses produits sont vendus dans des conditions qui préservent son image de marque et garantissent la sécurité du consommateur. L’Autorité fait ainsi application de l’arrêt Coty de la CJUE qui s’était prononcée, pour la première fois, sur l’interdiction de revente sur des places de marché en ligne en considérant que l’article 101, paragraphe 1 du TFUE ne s’oppose pas à une clause contractuelle qui interdit aux distributeurs agréés d’un système de distribution sélective de recourir de manière visible à des plateformes tierces pour la vente sur Internet des produits contractuels, dès lors que cette clause vise à préserver l’image de luxe desdits produits, qu’elle est fixée d’une manière uniforme et appliquée d’une façon non discriminatoire, et qu’elle est proportionnée au regard de l’objectif poursuivi (CJUE, 1ère ch., 6 décembre 2017, Aff. C-230/16, Coty Germany).
La Cour d’Appel de Paris a, en outre, pris soin de rappeler récemment, dans un arrêt du 13 juillet 2018, que « comme l’a indiqué la DG Concurrence de la Commission européenne dans son commentaire de l’arrêt Coty, il n’y a pas lieu d’exclure que l’interdiction de vente via des plateformes dans les accords de distribution sélective puisse être conforme à l’article 101, §1, du TFUE pour d’autres catégories de produits que celle des produits de luxe » (CA Paris, 13 juillet 2018, n° 17/20787). En l’occurrence, l’Autorité valide cette interdiction de revente via des plateformes en ligne tierces pour des matériels de motoculture, qui revêtent un certain degré de technicité et de dangerosité, justifiant que le fournisseur mette en place un réseau de distribution lui permettant de sélectionner des distributeurs aptes à garantir un bon fonctionnement de ces machines, ainsi qu’à transmettre les informations et conseils utiles à leur utilisation dans des conditions optimales de sécurité, et de s’assurer que la commercialisation en ligne a bien été réalisée par l’un d’entre eux. L’Autorité considère que « dans ces conditions, l’interdiction de vente sur les plateformes contribue à préserver la sécurité du consommateur et à garantir l’image de marque et la qualité des produits concernés ».
L’Autorité rappelle enfin que « le fournisseur, n’étant contractuellement lié qu’au distributeur, ne peut exiger des plateformes, tierces au contrat de distribution sélective, d’en respecter les dispositions ».
A rapprocher : CJUE, 13 octobre 2011, Aff. C-439/09, Pierre Fabre Dermo-Cosmétique ; CJUE, 1ère ch., 6 décembre 2017, Aff. C-230/16, Coty Germany ; CA PARIS, 13 juillet 2018, n° 17/20787 ; Voir aussi l’article « Sanction de la violation par une plate-forme internet d’une interdiction de revente hors réseau », Lettre des Réseaux Juillet-Août 2018