Regard d’expert : analyse du Professeur Cyril Grimaldi sur la décision du Conseil constitutionnel n° 2018-749 QPC du 30 novembre 2018
Le Professeur Cyril Grimaldi revient sur la décision rendue par le Conseil constitutionnel constatant la conformité à la Constitution de l’interprétation retenue par la Cour de cassation de l’article L. 442-6, I, 2° C. com., quant à la possibilité de contrôler le prix.
1. Contexte
On se souvient que dans une décision Le Galec, la Cour de cassation avait considéré que « dans les rapports noués entre un fournisseur et un distributeur, le déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties s’apprécie au regard de la convention écrite prévue par l’article L. 441-7 du code de commerce » et que « dès lors que ristourne litigieuse (est] prévue au titre des conditions de l’opération de vente (…) les clauses litigieuses [relèvent] de l’article L. 442-6, I, 2° du même code » (Cass. com., 25 janv. 2017, n° 15-23547 : Bull. civ. IV, n° 13[1]).
Le contrôle opéré par la Cour de cassation s’inscrivait alors dans le contrôle plus général du respect des règles relatives à la négociation commerciale prévues à l’article L. 441-7 C. com., en particulier quant aux réductions de prix consenties par le fournisseur (les fameuses RRR). Dès lors, son contrôle ne portait pas tant sur le niveau des prix que sur son évolution entre la communication des CGV par le fournisseur et la conclusion de la convention récapitulative entre celui-ci et le distributeur.
C’est ainsi qu’au Galec qui avait fait valoir qu’il appartenait au juge « d’évaluer le juste prix du produit et de rechercher si le tarif obtenu à la suite de la réduction du prix s’écart[ait] significativement de ce juste prix », la Cour de cassation avait rétorqué que son moyen était inopérant : « ayant fait ressortir, (…) que le déséquilibre significatif reproché au Galec ne résultait pas du niveau des prix consentis mais du mécanisme de mise en œuvre d’une ristourne de fin d’année, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de procéder à la recherche invoquée par la troisième branche, que ses appréciations rendaient inopérante, a légalement justifié sa décision » (nous soulignons). Peu importait donc que le prix convenu des biens ou des services en reflétât la valeur, dès lors que les réductions de prix avaient été assorties de contreparties.
La décision du 25 janvier 2017 était susceptible de deux interprétations.
Suivant la première, le contrôle de l’évolution des prix au cours des négociations commerciales relevant de l’article L. 441-7 C. com. devait être étendu au contrôle du niveau des prix dans tout contrat soumis à l’article L. 442-6, I, 2° C. com., à tout contrat conclu entre des « partenaires commerciaux »[2]. Il est vrai que la décision Le Galec énonce de manière générale que « le déséquilibre significatif [peut] résulter d’une inadéquation du prix au bien vendu », autorisant « un contrôle judiciaire du prix, dès lors que celui-ci ne résulte pas d’une libre négociation et caractérise un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ». Cette interprétation serait toutefois à l’origine d’un séisme qui ébranlerait la liberté contractuelle et la liberté d’entreprendre.
Il était donc permis de préférer une seconde interprétation, suivant laquelle la Cour de cassation n’avait entendu se livrer qu’à un contrôle de l’évolution des prix au cours des négociations commerciales relevant de l’article L. 441-7 C. com. et sanctionner les réductions de prix consenties sans contreparties. Pouvaient venir au soutien de cette interprétation les innombrables références dans l’arrêt au processus de négociation commerciale propre aux relations entre fournisseurs et distributeurs.
La Cour de cassation n’aura pas eu le temps de préciser sa position. Les acteurs ont préféré sans attendre poser au Conseil constitutionnel la question de la conformité à la constitution de son interprétation (laquelle ?) de l’article L. 442-6, I, 2° C. com.
2. Transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel
Dans le cadre d’un litige opposant le ministre de l’Économie à plusieurs sociétés du groupe Carrefour portant notamment sur l’obligation qui aurait été faite aux fournisseurs des magasins de distribution de proximité d’exiger une ristourne complémentaire de distribution présentée comme un prérequis à l’ouverture des négociations commerciales et en accompagnant cette demande de mesures de rétorsion, la Cour de cassation a décidé de transmettre au Conseil constitutionnel la question suivante : « L’article L. 442-6, I, 2°, du Code de commerce qui, tel qu’il est désormais interprété par la Cour de cassation, permet au juge (…) d’exercer un contrôle sur les prix, porte-t-il atteinte à la présomption d’innocence, au principe de légalité des délits et des peines, ainsi qu’à la liberté contractuelle et à la liberté d’entreprendre, respectivement garantis par les articles 8, 9, 2 et 4 [DDHC] reprises dans le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, ainsi qu’au principe d’égalité garanti par l’article 6 [DDHC] reprise dans le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 et de l’article 1er de la Constitution ? » (Cass. com., QPC, 27 sept. 2018, n° 18-40028).
3. Décision du Conseil constitutionnel. Recevabilité de la QPC
Quant à la recevabilité de la QPC, le Conseil constitutionnel commence par relever qu’il avait certes déjà examiné la conformité à la Constitution de l’article L. 442-6, I, 2° C. com. dans sa décision Darty (Cons. const., 13 janv. 2011, n° 2010-85 QPC), mais qu’un changement des circonstances résultant de la décision Le Galec de la Cour de cassation justifiait un réexamen des dispositions contestées (considérant n° 6).
Il faut en effet se rappeler que dans sa décision Darty, le Conseil avait considéré que « pour déterminer l’objet de l’interdiction des pratiques commerciales abusives dans les contrats conclus entre un fournisseur et un distributeur, le législateur s’est référé à la notion juridique de déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties qui figure à l’article L. 132-1 [devenu L. 212-1] du code de la consommation reprenant les termes de l’article 3 de la directive 93/13/CEE du Conseil du 5 avril 1993 susvisée ; qu’en référence à cette notion, dont le contenu est déjà précisé par la jurisprudence, l’infraction est définie dans des conditions qui permettent au juge de se prononcer sans que son interprétation puisse encourir la critique d’arbitraire ».
Or, précisément, dans sa décision Le Galec, Cour de cassation avait estimé que « la similitude des notions de déséquilibre significatif prévues aux articles L. 132-1, devenu L. 212-1, du code de la consommation et L. 442-6, I, 2° du code de commerce, relevée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2010-85 QPC du 13 janvier 2011, n’exclut pas qu’il puisse exister entre elles des différences de régime tenant aux objectifs poursuivis par le législateur dans chacun de ces domaines, en particulier quant à la catégorie des personnes qu’il a entendu protéger et à la nature des contrats concernés ; qu’ainsi, l’article L. 442-6, I, 2° précité, qui figure dans le Livre quatrième du code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence, et au Chapitre II du Titre IV, dédié aux pratiques restrictives de concurrence, n’exclut pas, contrairement à l’article L. 212-1 du code de la consommation, que le déséquilibre significatif puisse résulter d’une inadéquation du prix au bien vendu » (nous soulignons). Probablement le Conseil constitutionnel aurait-il fait une réelle réserve d’interprétation que les choses eussent été différentes…
4. Décision du Conseil constitutionnel. Grief tiré de la méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines
En ce qui concerne le grief tiré de la méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines, le Conseil part du postulat que selon la Cour de cassation, « l’existence d’un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties peut notamment résulter d’une inadéquation du prix au bien faisant l’objet de la négociation » (Considérant n° 7, nous soulignons), laissant entendre que les difficultés concernent le processus de négociation commerciale.
Le Conseil rappelle que « [c]onformément à l’article 34 de la Constitution, le législateur détermine les principes fondamentaux des obligations civiles et commerciales » et que « [c]ompte tenu des objectifs qu’il s’assigne en matière d’ordre public dans l’équilibre des rapports entre partenaires commerciaux, il lui est loisible d’assortir la violation de certaines obligations d’une amende civile à la condition de respecter les exigences des articles 8 et 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, au rang desquelles figure le principe de légalité des délits et des peines qui lui impose d’énoncer en des termes suffisamment clairs et précis la prescription dont il sanctionne le manquement » (considérant n° 8).
Pour le reste, c’est-à-dire l’essentiel, le Conseil se contente de relever que « [p]our les mêmes motifs que ceux énoncés au considérant 4 de la décision du Conseil constitutionnel du 13 janvier 2011, les dispositions contestées ne méconnaissent pas le principe de légalité des délits ». Or d’après ce quatrième considérant, « pour déterminer l’objet de l’interdiction des pratiques commerciales abusives dans les contrats conclus entre un fournisseur et un distributeur, le législateur s’est référé à la notion juridique de déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties qui figure à l’article L. 132-1 du code de la consommation (…) qu’en référence à cette notion, dont le contenu est déjà précisé par la jurisprudence, l’infraction est définie dans des conditions qui permettent au juge de se prononcer sans que son interprétation puisse encourir la critique d’arbitraire »[3]. Comment le Conseil constitutionnel peut-il bien continuer à renvoyer aux solutions du droit de la consommation, alors que celui-ci proscrit expressément un contrôle du prix (art. L. 212-1 al. 3 C. conso. : « L’appréciation du caractère abusif des clauses au sens du premier alinéa ne porte ni sur la définition de l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation du prix ou de la rémunération au bien vendu ou au service offert pour autant que les clauses soient rédigées de façon claire et compréhensible. ») ?!
5. Décision du Conseil constitutionnel. Grief tiré de la méconnaissance de la liberté d’entreprendre et de la liberté contractuelle
En ce qui concerne les griefs tirés de la méconnaissance de la liberté d’entreprendre et de la liberté contractuelle, le Conseil observe qu’ il « est loisible au législateur d’apporter à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle, qui découlent de l’article 4 de la Déclaration de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi » (Considérant n° 10) et que « le législateur a opéré une conciliation entre, d’une part, la liberté d’entreprendre et la liberté contractuelle et, d’autre part, l’intérêt général tiré de la nécessité de maintenir un équilibre dans les relations commerciales » (Considérant n° 11). Le Conseil en déduit que « [l]’atteinte portée à ces deux libertés par les dispositions contestées [qui « permettent au juge de se fonder sur le prix pour caractériser l’existence d’un déséquilibre significatif dans les obligations des partenaires commerciaux »] n’est (…) pas disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi » (Considérant n° 13).
Le cœur de la motivation du Conseil tient en deux phrases, la seconde étant envisagée comme la conséquence de la première : « le législateur a opéré une conciliation entre, d’une part, la liberté d’entreprendre et la liberté contractuelle et, d’autre part, l’intérêt général tiré de la nécessité de maintenir un équilibre dans les relations commerciales » ; « [l]’atteinte portée à ces deux libertés par les dispositions contestées n’est donc pas disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi » (nous soulignons).
La portée de la décision est difficile à mesurer dès lors qu’on a vu que celle de la Cour de cassation l’était déjà. Rappelons-le, Le Conseil constitutionnel part, à tort ou à raison, du présupposé que la Cour de cassation entend ne contrôler le prix que lorsque le contrat a fait l’objet d’une négociation (en vertu de l’article L. 441-7 C. com. ?) : « l’existence d’un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties peut notamment résulter d’une inadéquation du prix au bien faisant l’objet de la négociation » (Considérant n° 7, nous soulignons). Si l’on comprend en tout cas que la Cour de cassation aura désormais toute latitude pour sanctionner les déséquilibres excessifs dans les contrats qui font l’objet d’une « négociation » soumise à l’article L. 441-7 C. com., qu’en est-il dans les autres cas, autrement plus nombreux : les contrats qui ne font l’objet d’aucune négociation, ou ceux qui font l’objet d’une négociation « libre », car non soumise à l’article L. 441-7 C. com. ? Pour l’essentiel, qu’en est-il des contrats conclus entre une tête de réseau et ses distributeurs (franchise, concession exclusive, distribution agrée) ? Comment imaginer que le juge français puisse contrôler l’adéquation du prix à la prestation dans tous ces contrats commerciaux ?
6. Conclusion
En définitive, le Conseil constitutionnel juge que « [l]e 2° du paragraphe I de l’article L. 442-6 du code de commerce, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques », plus exactement, son interprétation par la Cour de cassation, est conforme à la Constitution.
Qu’en raison de certains abus, la loi ait accordé au juge le pouvoir de sanctionner les clauses périphériques du contrat, celles qui aménagent la relation des parties (clauses de dédit, clauses résolutoires, etc.), peut s’entendre…
Que le juge se soit reconnu le pouvoir de contrôler les réductions de prix consenties par un fournisseur à un distributeur lorsque le processus de négociation commerciale est soumis à l’article L. 441-7 C. com., dont acte… On pourrait d’ailleurs y voir le prolongement du contrôle expressément prévu par l’article L. 442-6, I, 1° C. com.[4] de l’avantage consenti en contrepartie d’un « service commercial » (la coopération commerciale, pour l’essentiel).
Mais que le droit français permette au juge de contrôler le niveau des prix de tous les contrats conclus entre des partenaires commerciaux, on ne pourrait s’en satisfaire ! Imagine-t-on sérieusement le juge contrôler le droit d’entrée et les redevances prévues au contrat de franchise ? Ce serait, il faut en être conscient, renverser le principe pluriséculaire suivant lequel la lésion n’est pas en principe, en droit français, sanctionnée (art. 1168 C. civ.).
[1] V. déjà CA Paris, 23 mai 2013, RG n° 12/01166 : « si (…) il n’appartient pas aux juridictions de fixer les prix qui sont libres et relèvent de la négociation contractuelle, celles-ci doivent néanmoins, compte tenu des termes de ce texte, examiner si les prix fixés entre des parties contractantes créent, ou ont créé, un déséquilibre entre elles et si ce déséquilibre est d’une importance suffisante pour être qualifié de significatif ».
[2] En ce sens (?), V. CA Paris, 17 mai 2017, RG n° 14/18290 ; CA Paris, 22 mars 2017, n°14/26013.
[3] Il est par ailleurs énoncé dans ce même Considérant « qu’en outre, la juridiction saisie peut, conformément au sixième alinéa du paragraphe III de l’article L. 442-6 du code de commerce, consulter la commission d’examen des pratiques commerciales composée des représentants des secteurs économiques intéressés ; qu’eu égard à la nature pécuniaire de la sanction et à la complexité des pratiques que le législateur a souhaité prévenir et réprimer, l’incrimination est définie en des termes suffisamment clairs et précis pour ne pas méconnaître le principe de légalité des délits ».
[4] Qui sanctionne le fait « D’obtenir ou de tenter d’obtenir d’un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu. (…) ».