CA Paris, 12 juin 2019, n°18/20323
En dépit de la faculté dont ont pu bénéficier certains fournisseurs de négocier, voire d’obtenir la suppression des clauses critiquées sur le fondement du déséquilibre significatif, l’existence de ces clauses dans de nombreux autres contrats fournisseurs, corroborées par les déclarations de fournisseurs, dans des procès-verbaux pourtant anonymisés, permet néanmoins de démontrer l’existence de la soumission ou de tentative de soumission posée par l’article L.442-6, I, 2° (ancien) du Code de commerce comme condition constitutive du déséquilibre significatif.
Dans cette affaire, la cour d’appel de Paris – seule compétente, en application des dispositions de l’article D.442-3 du Code de commerce, pour connaitre des décisions rendues par les juridictions spécialisées dans les litiges relatifs à l’application de l’article L.442-6 du Code de commerce -, a eu à se prononcer sur l’appel interjeté par le Ministre de l’Economie à l’encontre d’un jugement l’ayant débouté de ses demandes sur le fondement du déséquilibre significatif.
En cause en l’espèce, deux clauses figurant dans certains contrats conclus entre la GE Energy Products France (ci-après « GE ») avec certains de ses fournisseurs et sous-traitants dont le Ministre a considéré, à l’issue de son enquête et des auditions ayant été menées dans ce cadre, qu’elles seraient constitutives d’un déséquilibre significatif au sens de l’article L.442-6, I, 2° (ancien) du Code de commerce ; il s’agit :
- d’une part, de la clause prévoyant les modalités d’acceptation des conditions générales d’achat (CGA) par les fournisseurs, dont le Ministre considère qu’elle conduit à l’exclusion, par principe, des conditions générales de vente (CGV) des fournisseurs au profit des seules conditions générales d’achat de la société GE et,
- d’autre part, d’une clause relative aux conditions de paiement des fournisseurs prévoyant un règlement à 60 jours à compter de la date de facture et un mécanisme de paiement anticipé des fournisseurs (dénommé « Programme TPS ») dans le cadre duquel la société GE perçoit une rémunération de la part des fournisseurs en cas de paiement anticipé (la rémunération ainsi perçu correspond à un pourcentage du montant de la facture, variant en fonction de la date de paiement, et vient s’imputer directement sur la montant payé au fournisseur ) ; le Ministre considère que le montant de la rémunération ainsi perçu est disproportionné et n’est compensé par aucune contrepartie au bénéfice des fournisseurs.
Après avoir autorisé le procédé (contestable ainsi que cela sera détaillé ci-après) réalisé par le Ministre consistant à anonymiser les procès-verbaux versés aux débats, a infirmé le jugement de 1ère instance dans toutes ses dispositions et a considéré que les deux clauses susvisées étaient constitutives d’un déséquilibre significatif au sens de l’article L.442-6, I, 2° (ancien) du Code de commerce et a condamné la société GE au paiement d’une amende de 2 millions d’euros.
A l’appui de sa décision la cour d’appel, après avoir rappelé qu’une clause est constitutive d’un déséquilibre significatif si deux conditions sont démontrées :
- d’une part, elle est le résultat d’une soumission ou tentative de soumission et,
- d’autre part, elle crée un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties,
est revenue sur chacune de ses deux conditions.
La cour a ainsi estimé, à la lecture des procès-verbaux versés aux débats que :
- la condition de soumission / tentative de soumission est bien caractérisée en l’espèce : les clauses se retrouveraient dans la majorité des contrats visés, ce qui démontrerait que les fournisseurs ne pourraient pas les négocier avec la société GE, outre le fait que ces clauses seraient présentées comme négociables par cette dernière, leur acceptation constituant un préalable à toute relation commerciale ; cela serait confirmé également par le fait que les CGA primeraient sur les CGV ;
- les clauses seraient bien constitutives d’un déséquilibre significatif dans les droits et les obligations des parties :
- sur la première clause : la cour estime que, pour 50 % des fournisseurs concernés, la relation a été conclu sur la base des CGA de la société GE, imposées aux fournisseurs, et non sur celle des CGV du fournisseur contrairement aux dispositions de l’article L.441-7 du Code de commerce prévoyant que les CGV constituent le socle de la négociation commerciale ;
- sur la seconde clause : la cour considère que (i) le taux pratiqué réduit d’un montant conséquent le montant de la facture, (ii) il est supérieur aux autres systèmes auxquels ils peuvent avoir droit pour faire face à leurs besoins de trésorerie au regard des délais de paiement et (iii) la société GE ne prouve pas que son système est avantageux pour ses fournisseurs ni qu’elle fournit des contreparties concrètes et supplémentaires à ses cocontractants, dans le cadre du système TPS. Elle en déduit que la réduction conséquente de la facture du cocontractant sans contrepartie et sans qu’un rééquilibrage ne soit opéré par d’autres clauses du contrat caractérise un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.
Plusieurs points de cet arrêt interpellent.
Tout d’abord, il est surprenant que la cour ait considéré que le procédé consistant à anonymiser certains des procès-verbaux de déclarations des fournisseurs entendus et autres pièces du dossier ne « porte pas une atteinte excessive aux droits de la défense » aux motifs que :
- « [les procès-verbaux anonymisés] sont dressés par des agents assermentés,
- ils portent sur des questions dont la société GEEPF a connaissance et auxquelles elle peut répondre en produisant des pièces destinées à démontrer le contraire,
- la société GEEPF peut débattre contradictoirement du fond des pièces et de la portée des auditions dont le contenu n’est pas anonymisé,
- seules les informations empêchant toute réidentification de l’identité du déposant ont été tronquées, dans le seul but de préserver l’identité des déposants et l’efficacité de ces enquêtes et procédures destinées à protéger l’ordre public économique, puisqu’en cas contraire, le Ministre ne pourrait pas apporter de preuve relative aux griefs allégués, ou à tout le moins très difficilement. »
Il est en effet évident que les informations que le Ministre a unilatéralement anonymisées sont pourtant essentiel à l’exercice des droits de la défense ; ainsi, ont été dissimulées à la société défenderesse :
- « le nom du fournisseur et de la personne auditionnée,
- l’activité de la société et toute information relative au marché sur lequel elle opère,
- les éléments relatifs à son chiffre d’affaires passé et futur ainsi que la part de chiffre d’affaires qu’elle réalise avec elle. »
Ces informations sont primordiales à la société défenderesse (qui collabore avec plus de mille fournisseurs d’après l’arrêt) pour pouvoir identifier au cas par cas les circonstances ayant entouré la négociation des conditions générales de vente / d’achat et ainsi opposer utilement au Ministre des éléments de preuve permettant a minima de démontrer que la condition de soumission ou tentative de soumission n’est pas remplie au cas d’espèce : production de mails échangés pendant la période précontractuelle et pendant les négociations, production d’éléments chiffrées permettant d’attester que la société défenderesse ne constitue pas un client central du fournisseur ou encore que le fournisseur dispose au contraire d’un fort pouvoir de négociation sur la société défenderesse compte tenu de sa place sur le marché, ou encore que l’activité du fournisseur lui permet d’avoir d’autres débouchés, etc.
Il est ainsi frappant de constater la société poursuivie a potentiellement été privée de la possibilité de produire l’intégralité des éléments de défense en sa possession, compte tenu de son incapacité à pouvoir identifier les fournisseurs concernés.
Les éléments anonymisés et sur lesquels la société défenderesse n’a donc pas pu répondre et contredire fondent pourtant l’essentiel de la démonstration du Ministre et ont servi de référence à la cour dans son arrêt, tel que cela ressort notamment des reproductions, nombreuses, dans le corps de l’arrêt de déclarations des fournisseurs entendus par le Ministre.
Le Ministre qui, compte tenu des prérogatives qui lui sont octroyées par les textes dans le cadre de ses enquêtes, dispose déjà de pouvoirs supérieurs par rapport à une partie ordinaire à un procès, se trouve ici encore davantage favorisé.
Il est donc légitime de considérer qu’il y a eu ici une rupture manifeste d’égalité dans les droits des parties qui n’est pas justifié par la nécessité prétendue de permettre au Ministre de réunir les éléments nécessaires à la démonstration des griefs formulés. Cette inégalité choque d’un point de vue de la garantie des droits de la défense et aurait dû conduire la cour à lever l’anonymat des procès-verbaux.
Ensuite, certaines incohérences dans le raisonnement tenu lui-même surprennent également.
A titre préalable, on notera que, en dépit de ce que semble dire la cour dans son arrêt, il parait au contraire que les griefs formulés par le Ministre repose pour la quasi-intégralité sur les seules déclarations des fournisseurs (pas de renvoi dans l’arrêt à des mails de menaces de rupture ou de pression, éléments de fournisseurs qui auraient vu leur relation cesser par suite d’un refus d’accepter les conditions de la société défenderesse, etc.). Ces déclarations ne sauraient pourtant suffire à elles-seules à attester du bien-fondé du grief reproché mais devraient, à l’inverse, être complétées par d’autres éléments de preuves tangibles. Les déclarations émanant des victimes, il est nécessaire de faire un effort de prudence et de mesure dans l’appréciation de la force probante des propos tenus dans le cadre de ces déclarations.
Ceci précisé, la cour considère, par une motivation qui nous parait critiquable, que la condition de soumission / tentative de soumission conditionnant l’existence d’un déséquilibre significatif au sens de l’article L.442-6, I, 2° (ancien) du Code de commerce, serait constituée en l’espèce.
A cet effet, la cour rappelle tout d’abord que la société GE « compte plus de mille fournisseurs ». Sur ces mille fournisseurs, le Ministre indique que « 374 fournisseurs (…) ont fait l’objet de l’enquête » et que sur ces 374 fournisseurs, seuls 60 % d’entre eux environ sont intégrés au programme TPS critiqué en l’espèce et que 50 % des relations avec ces fournisseurs sont établies à partir des CGA de la société défenderesse et non à partir des CGV du fournisseur.
La cour relève encore que 40 % des fournisseurs n’ont donc pas souscrits au programme TPS et que, parmi les fournisseurs y étant intégrés, la clause et le taux y étant fixé a pu faire l’objet d’une négociation ; ces éléments devraient à eux seuls permettre d’écarter l’existence d’une soumission / tentative de soumission généralisée des clauses litigieuses par la société défenderesse.
De surcroit, certaines des pièces produites et en particulier des procès-verbaux anonymisés dont des extraits sont reproduits in extenso dans le corps de l’arrêt serait en réalité de nature à exclure l’existence d’une soumission ou tentative de soumission du cocontractant ; en effet ces pièces démontrent que :
- une négociation a pu avoir lieu avec le fournisseur et emporté une modification de la clause : pièce anonymisée n°103-17 : « Vous nous demandez si le barème applicable a déjà pu être modifié suite à nos négociations. Dans le contrat de [‘], qui prévoyait une évolution du taux à 15 jours de [‘]% (2007) à [‘]% (2008), nous avons obtenu qu’il soit fixé à [‘]% » ;
- le fournisseur interrogé n’a même pas tenté de mener de négociation sur le contenu du contrat : pièce anonymisée n°103-27 : « GE nous impose ses conditions d’escompte que nous n’avons jamais remises en question. Pour autant, cette question est prise en compte dans la définition des tarifs que nous élaborons dans le cadre de nos propositions commerciales (‘) » ;
- le fournisseur a refusé la clause et a pourtant conclu le contrat avec GE : pièce anonymisée 103-8 : « Dans ce courrier [courrier en pièce 103-8b] (‘) j‘explique les raisons de mon refus d’adhésion aux conditions du programme TPS » ; en outre, l’arrêt rappelle en effet que l’adhésion au Programme TPS ne concerne que 50% des fournisseurs de GE, ce qui implique a contrario que les 50 % restant des fournisseurs n’y ont pas adhéré ; cette circonstance devrait par essence exclure tout grief lié à une imposition systématique de la clause critiquée ;
- le fournisseur n’a pas jugé utile de négocier la clause car le système en place de lui parait pas abusif : pièce anonymisée n°103-20 : « Pour nous cette pratique de l’escompte ne nous semble pas abusive ; Nos relations avec GE sont bonnes et c’est un groupe avec lequel nous pouvons discuter. » ou encore pièce anonymisée n°103-22 : « Ce système ne nous est pas imposé mais fortement suggéré ; il ne nous est toutefois pas globalement défavorable (…) nous les avons acceptées en connaissance de cause, préférant préserver nos commandes avec eux, et nous avons de bonnes relations commerciales avec General Electric. A l’heure actuelle, si la question nous était posée, nous préférerions continuer à travailler avec le système TPS car il nous permet de récupérer de l’argent rapidement en cas de besoin. ».
Pourtant, de manière surprenante, la cour conclut néanmoins à l’existence d’une soumission des fournisseurs et d’un déséquilibre significatif.
La cour estime en effet, sans examen au cas par cas, que : « le seul fait que 40% de ses interlocuteurs ne bénéficient pas du programme TPS ne démontre pas en soi que cette clause n’est pas imposée à un nombre important de ses cocontractants (…).
Par ailleurs, la négociation du taux appliqué au programme TPS ne peut à elle seule démontrer que ces dispositions sont négociables pour l’ensemble des cocontractants, ces baisses apparaissant marginales et le principe de la souscription à ces clauses apparaissant imposée à un nombre conséquent de cocontractants.
Ces 14 cas de retrait de la clause litigieuse relative au programme TPS dans les contrats signés par la société GEEPF démontrent uniquement que cette dernière accepte de négocier ces points avec certains de ses cocontractants mais, au regard des déclarations de 17 autres cocontractants reproduites ci-dessus, il apparaît que d’autres se voient imposer ces clauses, celles-ci étant présentées comme non négociables. »
La cour reconnait ainsi l’existence de négociations sur les clauses litigieuses, négociations qui ont conduit à une modification, voire à une suppression, de ces clauses, mais persistent néanmoins à considérer que, dans la mesure où elle se retrouvent non modifiées dans d’autres contrats, et pour un pourcentage important de ceux-ci (ce point semble déterminant dans l’argumentation de la Cour), cela permet de conclure à l’imposition des clauses pour l’ensemble de ces fournisseurs.
Cette position interroge.
En tout état de cause, cela permet de conclure que la notion de déséquilibre significatif reste encore aujourd’hui, plus de 10 ans après son entrée en vigueur dans notre droit positif, une notion difficile à maitriser.
A rapprocher : Cass. com., 27 mai 2015, n°14-11.387