Cass. Ass. Plén., 13 janvier 2020, n°17-19.963, Publié au bulletin
Un tiers à un contrat est fondé à invoquer une inexécution contractuelle lorsqu’elle lui a causé un dommage, sans avoir à apporter la preuve d’une faute.
En l’espèce, la société de Bois Rouge et la société Sucrière ayant pour objet la fabrication et la commercialisation du sucre de canne, ont conclu, le 21 novembre 1995, un protocole aux fins de concentrer le traitement industriel de la production cannière de l’île sur deux usines, celle de Bois Rouge appartenant à la société de Bois Rouge et celle du Gol appartenant à la société Sucrière, en exécution duquel chaque usine était amenée à brasser des cannes dépendant de son bassin cannier et de celui de l’autre.
À cet effet, elles ont conclu, le 31 janvier 1996, une convention de travail à façon déterminant la quantité de sucre à livrer au commettant et la tarification du façonnage. Antérieurement, le 8 novembre 1995, avait été conclue une convention d’assistance mutuelle en période de campagne sucrière entre les deux usines de Bois Rouge et du Gol « en cas d’arrêt accidentel prolongé de l’une des usines ».
Dans la nuit du 30 au 31 août 2009, un incendie s’est déclaré dans une usine électrique de la centrale thermique exploitée par la Compagnie thermique qui alimentait en énergie l’usine de Bois Rouge.
À la suite de cet incendie, l’approvisionnement en énergie n’étant plus assuré, l’usine de Bois Rouge a été fermée pendant un mois. L’usine du Gol a alors assuré une partie du traitement de la canne qui aurait dû l’être par l’usine de Bois Rouge au titre de la convention d’assistance mutuelle.
Cette assistance a entrainé pour la société Sucrière une perte d’exploitation, dont elle sera indemnisée par son assureur. Ce dernier, subrogé dans les droits de son assuré, a alors recherché la responsabilité de la centrale électrique, tiers au contrat d’alimentation en énergie.
La question se posait alors de savoir si la société sucrière, tierce au contrat d’alimentation en énergie, ayant subi un préjudice d’exploitation en raison de l’interruption de la fourniture en énergie entraînant l’arrêt de la fermeture de l’usine de Bois Rouge pendant plusieurs semaines, pouvait être indemnisé.
Par arrêt du 5 avril 2017, la cour d’appel a rejeté les recours de l’assureur en considérant, d’une part, que la convention d’assistance s’y opposait et que, d’autre part, aucune preuve n’était rapportée d’une faute commise par la Compagnie thermique, l’arrêt d’exploitation de l’usine de Bois Rouge ayant été causé par un incendie dans l’usine électrique de la centrale thermique, dont la cause était indéterminée.
L’assureur a alors formé un pourvoi à l’encontre de cet arrêt, soutenant que le manquement de la Compagnie thermique à son obligation de fourniture d’énergie était de nature à engager la responsabilité extracontractuelle de cette entité vis-à-vis des tiers puisque :
- Le fournisseur d’énergie était tenu d’une obligation de résultat dont la défaillance suffisait à caractériser l’inexécution contractuelle et à engager sa responsabilité vis-à-vis de son cocontractant. À ce titre, il considérait qu’en l’espèce, la responsabilité contractuelle de la Compagnie thermique était engagée du seul fait de la cessation de fourniture d‘énergie à la société de Bois Rouge.
- « Les tiers à un contrat sont fondés à invoquer l’exécution défectueuse de celui-ci lorsqu’elle leur a causé un dommage, sans avoir à apporter d’autre preuve ». En l’espèce, l’assureur a invoqué l’exécution défectueuse de ses obligations par la société Compagnie thermique qui a manqué à son obligation de fournir à la société de Bois Rouge l’énergie dont elle avait besoin pour faire tourner ses usines, cette inexécution entraînant un préjudice conséquent pour la société Sucrière.
La question posée à l’Assemblée plénière de la Cour de cassation était donc la suivante : le tiers au contrat peut-il, sur un fondement extracontractuel, invoquer le manquement à une obligation contractuelle qui lui cause un dommage, même lorsque ce manquement n’est pas fautif ?
Par cet arrêt rendu au visa de l’article 1165 du Code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016, et l’article 1382, devenu 1240, du même code et selon la nouvelle forme adoptée par la Cour de cassation, l’Assemblée plénière casse l’arrêt d’appel et pose le principe suivant :
« En statuant ainsi, alors que le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage, la cour d’appel, qui a constaté la défaillance de la Compagnie thermique dans l’exécution de son contrat de fourniture d’énergie à l’usine de Bois Rouge et le dommage qui en était résulté pour la société Sucrière victime de l’arrêt de cette usine, n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations ».
Autrement dit, la Haute juridiction a répondu par l’affirmative, à savoir que la responsabilité du contractant peut être engagée même en l’absence de faute.
Ce faisant, la Cour de cassation a réitéré mot pour mot la solution consacrée dans un célèbre arrêt du 6 octobre 2006 (Cass. Ass. Plén., 6 octobre 2006, n°05-13.255), qu’elle a cité d’ailleurs dans le corps de sa décision.
Dans sa note explicative relative à l’arrêt, la Cour de cassation a justifié sa décision en faveur :
« d’une solution répondant aux attentes des tiers qui, victimes d’une inexécution ou d’une mauvaise exécution contractuelle, sont susceptibles, en l’absence de méconnaissance par le contractant poursuivi d’une obligation générale de prudence ou de diligence ou du devoir général de ne pas nuire à autrui, d’être privés de toute indemnisation de leur dommage ».
Or, cette solution pourrait être probablement remise en cause si le projet de réforme du droit de la responsabilité civile présenté par la Chancellerie le 13 mars 2017 voit le jour. En effet, ce dernier prévoit expressément à son article 1234 que : « lorsque l’inexécution du contrat cause un dommage à un tiers, celui-ci ne peut demander réparation de ses conséquences au débiteur que sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle, à charge pour lui de rapporter la preuve de l’un des faits générateurs visés à la section II du chapitre II », ce qui semble être en opposition avec la présente solution de la Haute juridiction.
A rapprocher : Cass. Ass. Plén., 6 octobre 2006, n°05-13.255