Décision du Conseil constitutionnel du 5 août 2015
Rappel du texte objet de la saisine. L’article L. 752-26 du code de commerce, qui encadre les pouvoirs de l’Autorité de la Concurrence en matière d’injonction structurelle, dispose :
« En cas d’exploitation abusive d’une position dominante ou d’un état de dépendance économique de la part d’une entreprise ou d’un groupe d’entreprises exploitant un ou plusieurs magasins de commerce de détail, l’Autorité de la concurrence peut procéder aux injonctions et aux sanctions pécuniaires prévues à l’article L.464-2.
Si les injonctions prononcées et les sanctions pécuniaires appliquées n’ont pas permis de mettre fin à l’abus de position dominante ou à l’état de dépendance économique, l’Autorité de la concurrence peut, par une décision motivée prise après réception des observations de l’entreprise ou du groupe d’entreprises en cause, lui enjoindre de modifier, de compléter ou de résilier, dans un délai déterminé, tous accords et tous actes par lesquels s’est constituée la puissance économique qui a permis ces abus. Elle peut, dans les mêmes conditions, lui enjoindre de procéder à la cession de surfaces, si cette cession constitue le seul moyen permettant de garantir une concurrence effective dans la zone de chalandise considérée. »
L’article 39 renforçait le pouvoir d’injonction structurelle en prévoyant qu’il s’applique non plus en cas d’abus, mais « en cas d’existence d’une position dominante et de détention par une entreprise ou un groupe d’entreprises exploitant un ou plusieurs magasins de commerce de détail d’une part de marché supérieure à 50 % » et dès lors que l’Autorité de la concurrence constatait :
« 1° D’une part, que cette concentration excessive porte atteinte à une concurrence effective dans la zone considérée ;
« 2° D’autre part, que cette atteinte se traduit, dans la même zone, par des prix ou des marges élevés pratiqués par l’entreprise ou le groupe d’entreprise en comparaison des moyennes habituellement constatées dans le secteur économique concerné. »
Saisine. Conformément au deuxième alinéa de l’article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel a été saisi. Le texte de la saisine formulait 5 séries de griefs propres à justifier la non-conformité de l’article 39 de la loi Macron à la Constitution ; le texte de la saisine faisait valoir ce qui suit :
« 1/ Le territoire métropolitain ne présente pas de caractéristiques particulières justifiant le renforcement de l’injonction structurelle
Comme le rappelle le rapport législatif de l’Assemblée nationale, l’article 39 « s’inspire largement » du dispositif mis en place par l’article 10 de la loi du 20 novembre 2012 relative à la régulation économique outre-mer (Rapport Assemblée nationale, n° 2498, volume 1, p 287). Il convient néanmoins de préciser qu’aux termes de cette loi, l’article L 752-27 du code de commerce met en place une injonction spécifique pour l’outre-mer « eu égard aux contraintes particulières de ces territoires découlant notamment de leurs caractéristiques géographiques et économiques ». L’étude d’impact présentée avec le projet de loi s’attachait d’ailleurs à démontrer les différences structurelles entre les territoires ultra-marins et la métropole pour justifier un projet de loi spécifique de régulation économique en outre-mer (Cf. notamment le chapitre 1er de l’étude d’impact (p 5 à 16)). Ainsi l’article 5 du projet de loi (devenu article 10) avait vocation à « donner à l’Autorité de la concurrence un pouvoir d’injonction structurelle en matière de grande distribution, uniquement en outre-mer où les structures historiques des marchés rendent particulièrement difficile l’installation de nouveaux compétiteurs ».
La « loi du pays » du 24 octobre 2013 relative à la concurrence en Nouvelle-Calédonie instaure, dans son article 16, un mécanisme d’injonction structurelle en cas de position dominante prononcée par le Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, similaire dans son principe à celle prévue par l’article 11 de la loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques. Et d’ailleurs, si dans sa décision du 1er octobre 2013 « Loi du pays relative à la concurrence en Nouvelle-Calédonie », le Conseil a validé la constitutionnalité de l’injonction structurelle mise en place sur le territoire néo-calédonien, c’est « compte tenu de la situation particulière de la concurrence dans certains secteurs économiques en Nouvelle-Calédonie » (Décision n° 2013-3 LP du 1er octobre 2013 « Loi du pays relative à la concurrence en Nouvelle-Calédonie », cons. 15). Dans la même décision, le Conseil affirme d’ailleurs que la Nouvelle-Calédonie présente des « particularités économiques » et des « insuffisances de la concurrence sur de nombreux marchés » (Décision n° 2013-3 LP du 1er octobre 2013 « Loi du pays relative à la concurrence en Nouvelle-Calédonie », cons. 4).
En conséquence, cette décision ne peut aucunement justifier la constitutionnalité du renforcement de l’injonction structurelle en métropole prévu par l’article 39. En effet, comme le relève justement le constitutionnaliste Didier MAUS, l’espace métropolitain n’est pas un « espace économique limité ». « Dans l’Hexagone il est parfaitement possible à des concurrents d’entrer sur le marché, voire de développer leur présence sans être entravés par des barrières géographiques et des distances qui rendent les investissements impossibles. Si dans une zone donnée les conditions du commerce de détail sont attractives, qu’il s’agisse de commerce traditionnel ou des moyennes et grandes surfaces, il est relativement aisé de créer de nouveaux points de vente et donc de vivifier la concurrence. Les conditions mêmes de l’espace métropolitain rendent donc sans objet les limitations à la liberté d’entreprendre envisagées par la loi Macron (Tribune libre « Loi Macron, concurrence et respect de la Constitution », L’Opinion, 16 avril 2015). »
Enfin, les justifications données par l’étude d’impact pour renforcer le pouvoir d’injonction structurelle de l’Autorité de la concurrence sont discutables. Il y aurait nécessité de légiférer au regard de la situation du commerce alimentaire à Paris et d’un seul groupe en particulier. Or, d’une part l’étude d’impact ne tient absolument pas compte des autres formes de commerce, comme par exemple le commerce par Internet qui connait un succès significatif notamment dans la capitale. D’autre part, et en tout état de cause, la situation du commerce à Paris ne saurait justifier une extension générale de l’injonction structurelle à l’ensemble du territoire.
2/ L’article 39 devrait être déclaré inconstitutionnel en ce qu’il porte atteinte à la liberté d’entreprendre, garantie par l’article 4 de la DDHC.
Si le Conseil admet que le législateur peut porter atteinte à ces principes, ces limitations doivent être « liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi ». Or, eu égard aux considérations exposées précédemment, contrairement à des territoires insulaires et géographiquement isolés, le commerce en métropole ne souffre pas d’absence de diversité justifiant de porter atteinte aux principes garantis par la Constitution.
En outre, les injonctions prononcées par l’Autorité de la concurrence présentent un caractère disproportionné puisqu’elles interviendraient directement dans la vie de l’entreprise, dans sa stratégie économique voire son existence même. Ainsi l’Autorité de la concurrence pourra « enjoindre de modifier, de compléter ou de résilier, dans un délai déterminé qui ne peut excéder six mois, tous accords et tous actes par lesquels s’est constituée la puissance économique qui permet les prix ou les marges élevés constatés. Elle peut, dans les mêmes conditions, lui enjoindre de procéder, dans un délai qui ne peut être inférieur à six mois, à la cession d’actifs, y compris de terrains, bâtis ou non, si cette cession constitue le seul moyen permettant de garantir une concurrence effective. »
En autorisant l’injonction de céder des actifs, l’article 39 de la loi relative à la croissance et à l’activité va au-delà d’une régulation préventive des concentrations économiques. L’obligation de céder des actifs emportera des conséquences sur la valeur des actifs concernés, et donc sur l’ensemble de la valorisation de l’entreprise. Et tout cela alors même que l’Autorité de la concurrence ne relève pas d’abus de position dominante mais constate seulement « des prix ou des marges élevés ». Autrement dit, la réussite d’une entreprise ou sa stratégie financière qui consiste simplement à pratiquer des prix élevés (le niveau de ces prix pouvant être justifié par exemple par une qualité de produit supérieure) ou bénéficier de marges élevées (le niveau de ces marges pouvant être justifié par exemple par l’objectif de faire des investissements de long terme) justifierait de porter atteinte à la liberté d’entreprendre et au droit de propriété.
Bien que sans faire référence à la liberté d’entreprendre, le Conseil constitutionnel a déjà censuré des dispositifs législatifs conduisant des entreprises à procéder à des cessions d’actifs afin de se conformer à de nouveaux plafonds que le législateur entendait instituer (Décision n° 84-181 DC du 11 octobre 1984, « Loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse », cons. 46 à 50). Aux termes de cette décision, le législateur ne pouvait « s’agissant de situations existantes intéressant une liberté publique, les remettre en cause que dans deux hypothèses : celle où ces situations auraient été illégalement acquises ; celle où leur remise en cause serait réellement nécessaire pour assurer la réalisation de l’objectif constitutionnel poursuivi ». L’analogie est de grand intérêt puisque, mutatis mutandis, c’est ce à quoi conduirait le pouvoir d’injonction structurelle que l’article 39 établit. Le raisonnement est aisément transposable : l’article 39 créant l’injonction structurelle aura pour effet de placer des entreprises dont la situation n’est pas anti-concurrentielle, a fortiori si l’on songe qu’elles ont pu être autorisées de manière préalable au titre des concentrations, sous le coup de mesures restrictives de leur liberté d’action alors même qu’elles n’abusent aucunement de la position qui est la leur.
De même, le Conseil a récemment censuré des dispositions de la Loi visant à reconquérir l’économie réelle au motif que le juge (Tribunal de commerce) est conduit à « substituer son appréciation à celle du chef d’une entreprise, qui n’est pas en difficulté, pour des choix économiques relatifs à la conduite et au développement de cette entreprise » et que « l’obligation d’accepter une offre de reprise sérieuse en l’absence de motif légitime et la compétence confiée à la juridiction commerciale pour réprimer la violation de cette obligation font peser sur les choix économiques de l’entreprise, notamment relatifs à l’aliénation de certains biens, et sur sa gestion des contraintes qui portent tant au droit de propriété qu’à la liberté d’entreprendre une atteinte manifestement disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi » (Décision n°2014-692 DC du 27 mars 2014, « Loi visant à reconquérir l’économie réelle », cons. 19 et 20) . En l’espèce, l’article 39 conduit l’Autorité de la concurrence à se substituer au chef d’entreprise et à intervenir dans les choix économiques de l’entreprise.
3/ L’article 39 porte également atteinte au droit de propriété.
Aux termes de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ». La disposition est suffisamment explicite pour que le Conseil constitutionnel en fasse strictement application dès lors qu’est en cause l’un des droits que, par ailleurs, le constituant présente comme « naturels et imprescriptibles de l’Homme » (Art. 2, DDHC).
En prévoyant que « l’Autorité de la concurrence peut (…) enjoindre de modifier, de compléter ou de résilier, dans un délai déterminé qui ne peut excéder trois mois, tous accords et tous actes par lesquels s’est constituée la puissance économique qui permet les prix ou les marges élevés constatés [et] (…), dans les mêmes conditions, (…) enjoindre de procéder, dans un délai qui ne peut être inférieur à six mois, à la cession d’actifs, y compris de terrains, bâtis ou non, si cette cession constitue le seul moyen permettant de garantir une concurrence effective », l’article 39 lui est assurément contraire.
D’une part, la cession forcée d’actifs autant que la modification ou la résiliation forcée de conventions en cours, l’une et l’autre exigées dans un « délai déterminé » ne peuvent se réaliser que dans des conditions financières défavorables à l’opérateur qui, dans les deux hypothèses, perd par le fait même toute capacité de négocier. Dans le cas de la cession forcée d’actifs, nul n’est besoin de longuement gloser pour démontrer qu’elle emporte nécessairement un effet d’aubaine que l’acheteur serait prompt à exploiter pour bénéficier d’un achat à vil prix. Quant à la modification ou la résiliation forcée de conventions, elle conduit nécessairement l’opérateur à prendre en charge les conséquences financières en résultant pour ses cocontractants. Dans l’un et l’autre cas, il n’est pas abusif de considérer que le dispositif emporte dépossession, fût-elle partielle, et, par le fait même, violation du droit de propriété puisque, assurément, c’est la condition du juste prix qui serait ici en cause. La violation se trouve encore aggravée par le caractère non suspensif du recours en annulation ou en réformation que l’opérateur peut engager dans le délai d’un mois, le législateur n’ayant ainsi pas institué les garanties procédurales permettant effectivement qu’il ne fût pas porté atteinte au droit de propriété.
D’autre part, le Conseil constitutionnel porte une attention particulière au respect des conditions que l’article 17 de la Déclaration impose en cas de privation du droit de propriété. L’atteinte au droit de propriété résultant de la vente forcée d’actifs devrait donc être justifiée par une nécessité publique, légalement constatée, qui l’exigerait évidemment. Sans nullement en préjuger in concreto, c’est le pouvoir d’appréciation de l’Autorité de la concurrence qui serait alors une fois encore en cause. A titre de comparaison, examinant une disposition du code de l’urbanisme permettant aux communes d’imposer aux constructeurs la cession gratuite d’une partie de leur terrain, le Conseil a considéré que, en attribuant « à la collectivité publique le plus large pouvoir d’appréciation sur » son application, le législateur avait méconnu l’étendue de sa compétence et, par suite, porté atteinte à l’article 17 de la Déclaration (Décision n° 2010-33 QPC du 22 sept. 2010, « Société Esso SAF [cession gratuite de terrain] », cons. 4). Toute chose égale par ailleurs, le même raisonnement peut être appliqué à l’article 39 qui, en n’instituant pas « les garanties permettant qu’il ne soit pas porté atteinte à l’article 17 » (Ibid) , met assurément en cause le droit de propriété par incompétence négative.
4/ L’article 39 porte en outre atteinte au principe de légalité des délits et des peines et méconnait l’objectif d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi.
Alors que l’Autorité de la concurrence peut prononcer des sanctions, le principe de légalité des délits et des peines, garanti par l’article 8 de la DDHC, doit être respecté. Or, les critères qui fondent sa décision restent juridiquement flous, ce qui lui donne une marge d’appréciation significative.
Ainsi, celle-ci pourra baser sa décision au regard de « moyennes habituellement constatées » dans la zone de chalandise. La loi ne donne aucune information sur les modalités de calcul de ces moyennes ni sur la manière dont une zone est considérée comme pertinente.
La comparaison des décisions de l’Autorité de la concurrence démontre que l’autorité administrative retient et utilise des critères différents pour qualifier une zone de chalandise, notion qui n’est pas juridiquement définie. Ainsi, par exemple, en juin 2011, dans une même décision, l’Autorité de la concurrence délimite le périmètre des zones de chalandises parfois à partir d’un temps de trajet de 20 minutes en voiture et parfois en utilisant le lieu de résidence des clients (Décision n° 11-DCC-87 du 10 juin 2011 relative à la prise de contrôle exclusif de la société Media Concorde SNC par la société High Tech Multicanal Group). La subjectivité avec laquelle l’Autorité de la concurrence pourra apprécier la situation et donc, le cas échéant, prononcer des sanctions et des injonctions, porte atteinte au principe de légalité des délits et des peines.
L’atteinte au principe de légalité des délits et des peines est d’autant plus avérée que l’article 39 méconnait l’objectif d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi, le Conseil constitutionnel ayant précisé « qu’il incombe au législateur d’exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier son article 34 ; que le plein exercice de cette compétence, ainsi que l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration (…) lui imposent d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques ; qu’il doit en effet prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d’arbitraire, sans reporter sur les autorités administratives ou juridictionnelle le soin de fixer des règles dont la détermination n’a été confiée par la Constitution qu’à la loi » (Décision n° 2006-540 DC du 27 juil. 2006, « Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information », cons. 9).
Or, les notions de « concentration excessive », de « zone considérée », de « secteur économique concernée » ou encore de « zone de chalandise concernée » ne sont pas précisément définies. Dans la mesure où ces notions conditionnent la mise en œuvre du pouvoir d’injonction dont l’article 39 dote l’Autorité de la concurrence, leur imprécision est assurément contraire à l’objectif d’intelligibilité.
5/ L’article 39 porte enfin atteinte à la garantie de droits.
Le Conseil constitutionnel a progressivement développé sur le fondement de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 une jurisprudence relative à la garantie des droits qui le conduit à considérer que, s’« il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d’autre dispositions », il ne saurait « sans motif d’intérêt général suffisant, ni porter atteinte aux situations légalement acquises ni remettre en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations » (Décision n° 2013-682 DC du 19 déc. 2013, « Loi de financement de la Sécurité sociale pour 2014 », cons. 13 et 14).
A ce titre encore, et pour deux motifs, l’article 39 devrait être déclaré contraire à la Constitution.
D’une part, la garantie des droits est mise en cause dès lors que la situation des entreprises visées par une injonction structurelle est parfaitement légale. En effet, et c’est la particularité en même temps que l’aberration du dispositif, l’article 39 vise à contraindre, au titre du droit de la concurrence, des opérateurs dont la situation n’est pas anti-concurrentielle. Dès lors, c’est bien une situation légalement acquise et les effets qui peuvent légitimement en être attendus qui se trouvent mis en cause sans qu’aucun motif d’intérêt général soit invoqué. Outre qu’il est peu probable que la « stimulation de la concurrence » pût être ainsi qualifiée, l’effet de l’injonction structurelle est assimilable à celui d’une sanction que l’Autorité de la concurrence infligerait au motif qu’elle estime possible que la situation se mue en infraction. Pour le dire autrement, enjoindre une entreprise de prendre toute mesure de nature à faire mettre un terme à une situation qui s’analyserait en une préoccupation de concurrence de l’Autorité de la concurrence, jusques et y compris une cession d’actifs, reviendrait à retirer son véhicule à un automobiliste au motif que, roulant à 110 km/h sur une autoroute, on soupçonnerait qu’il pût ne pas respecter la limitation fixée à 130 km/h. Appliquée à la sphère de l’entreprise, sanctionner l’exercice légal de la liberté pour éviter le risque d’en abuser prend assurément des allures d’économie dirigée et c’est donc la garantie des droits qui se trouve violée.
D’autre part, l’injonction « de modifier, de compléter ou de résilier, dans un délai déterminé qui ne peut excéder trois mois, tous accords et tous actes pas lesquels s’est constituée la puissance économique » emporterait nécessairement une atteinte grave à l’économie de contrats légalement conclus. Il s’agit là d’un autre aspect de la garantie des droits dont le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de dire que la contribution à la réalisation d’un objectif, fût-il de valeur constitutionnelle, ne suffisait à la justifier (Décision n° 2000-436 DC du 7 déc. 2000, « Loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains », cons. 50). Le moyen est sérieux puisque, au-delà même des effets de l’injonction sur l’opérateur qui en est destinataire, c’est l’ensemble de ses partenaires qui en subiront les conséquences. Seraient ainsi ensemble mises en cause la garantie des droit de l’entreprise visée par l’injonction et la garantie des droits d’autrui, la première se voyant reproché une situation acquise en toute légalité et les seconds d’avoir en toute bonne foi contracté avec une entreprise n’ayant commis aucune irrégularité. L’article 39 encourt donc la censure sur le fondement de la violation de la garantie des droits.
Pour l’ensemble de ces motifs, l’injonction structurelle prévue par l’article 39 du projet de loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques apparaît donc contraire à la Constitution. »
Décision n° 2015-715 DC du 5 août 2015 du Conseil constitutionnel. Le Conseil constitutionnel a censuré les dispositions du 2° de l’article 39 de la loi déférée créant une procédure d’injonction structurelle dans le secteur du commerce de détail en France métropolitaine sur le fondement de l’atteinte disproportionnée portée au droit de propriété et à la liberté d’entreprendre.
Le Conseil constitutionnel a souligné à juste titre les contraintes que cette procédure pouvait faire peser sur les entreprises concernées, dès lors qu’elle peut conduire à une cession forcée d’actifs, alors même que ces entreprises n’ont commis aucun abus. Le Conseil constitutionnel a par ailleurs relevé que le dispositif institué par le législateur devait s’appliquer à l’ensemble du territoire et à l’ensemble du commerce de détail, alors que l’objectif du législateur était de remédier à des situations particulières dans le seul secteur du commerce de détail alimentaire. Il a également censuré les dispositions du 1° de l’article 39, indissociables de celles du 2° de l’article 39 de la loi déférée.
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Voir aussi, le commentaire de l’article 31 de la loi Macron relatif aux relations contractuelles entre les réseaux de distribution et les commerces de détail (Cliquez ICI).