Sanction de l’abus dans la rupture de pourparlers

YVER Katia

Avocat

CA Paris, 14 mars 2018, n°15-09.551

Il est de principe établi que la faute commise dans l’exercice du droit de rupture unilatérale des pourparlers n’est pas la cause du préjudice consistant dans la perte de chance de réaliser les gains espérés à la conclusion du contrat.

Ce qu’il faut retenir : La liberté contractuelle implique celle de ne pas contracter, notamment en interrompant les négociations préalables à la conclusion d’un contrat ; les partenaires doivent alors participer loyalement aux négociations, ce dont il résulte que seules les circonstances de la rupture peuvent constituer une faute donnant lieu à réparation. Pour apprécier le caractère « fautif » de la rupture de pourparlers, il convient de prendre notamment en considération la durée et l’état d’avancement des pourparlers, le caractère soudain de la rupture, l’existence (ou non) d’un motif légitime de rupture, le fait pour l’auteur de la rupture d’avoir suscité chez son partenaire la confiance dans la conclusion du contrat envisagé ou encore le degré d’expérience professionnelle des personnes concernées.

Pour approfondir : En l’espèce, la société S. est titulaire des droits d’exploitation de la marque de restaurant-épicerie « F » dont elle franchise le concept par l’intermédiaire de la société F.

Le 31 août 2010, M. P. et la société F. ont conclu un contrat de réservation de zone pour une durée de 6 mois, soit jusqu’au 28 février 2011, aux termes duquel la société F. a réservé à M. P. le territoire de Boulogne-Billancourt, à charge pour M. P. de trouver un local satisfaisant aux critères d’implantation définis par le tête de réseau, moyennant le paiement de la somme de 7.000 euros par M. P. à la société F. au titre de la réservation.

M. P. a signé le 25 juillet 2012 un contrat de bail pour exploiter un restaurant à Toulouse sous enseigne « F ». Par courrier du 29 octobre 2012, M. P. et la société S. levaient la condition suspensive du contrat de bail. La société S. s’est ensuite retirée du projet en novembre 2012 au motif qu’elle ne connaissait pas l’ensemble des termes financiers du contrat de bail au moment de la levée de la condition suspensive.

Par exploit d’huissier en date des 12 et 20 août 2013, M. P. a assigné les sociétés F. et S. devant le Tribunal de Commerce de Paris en rupture fautive des relations contractuelles.

Par jugement du 22 décembre 2014, le Tribunal de Commerce de Paris a débouté M. P. de ses demandes formulées à l’encontre de la société F. et de ses demandes de remboursement de frais. Il a, en revanche, condamné la société S. à payer la somme de 5.000 euros à M. P. au titre de son préjudice moral.

M. P. a interjeté appel de cette décision devant la Cour d’appel de Paris.

Sur la relation contractuelle entre les parties, la Cour d’appel a considéré que M. P. ne pouvait soutenir que les relations contractuelles se seraient poursuivies après le terme du contrat de réservation (28 février 2011), dans la mesure où, à l’issue du délai de 6 mois, il n’avait pas trouvé de local sur le territoire réservé et n’avait donc pas conclu de contrat de franchise.

La Cour a considéré que les échanges ultérieurs entre les parties concernant la recherche d’un local sur un autre territoire (Toulouse) ne démontraient pas la manifestation de la poursuite des relations contractuelles à l’expiration du contrat de réservation.

La Cour a cependant constaté que les sociétés S. et F. se sont toutes deux impliquées aux côtés de M. P. pour la levée de la condition suspensive du contrat de bail signé le 25 juillet 2012 par M. P. pour un local commercial à Toulouse et l’ouverture d’un restaurant sous enseigne « F » à Toulouse par M. P.

La Cour en a conclu que ces échanges permettaient de considérer que les parties « s’étant impliquées dans le même projet de concert et étaient engagées dans des pourparlers contractuels, en vue de conclure un contrat de franchise pour l’exploitation dudit restaurant ».

Ainsi, et quand bien même les parties n’ont pas signé de nouveau contrat de réservation pour l’ouverture d’un restaurant sous enseigne « F » par M. P à Toulouse, la Cour a considéré que les parties s’étaient engagées dans des « pourparlers » en vue de conclure un contrat de franchise.

La jurisprudence considère, en effet, que les pourparlers peuvent être menés sans cadre contractuel et sont alors régis par un principe de liberté contractuelle.

La participation à des pourparlers n’entrainant pas l’obligation de conclure le contrat projeté, les partenaires ne peuvent en aucun cas y être contraints et ont, en principe, la liberté de rompre les négociations. Pour autant, les parties ne sauraient abuser de cette liberté, au risque de voir leur responsabilité engagée.

La jurisprudence considère en effet, de longue date, que les parties doivent respecter l’obligation générale de bonne foi posée à l’article 1134, alinéa 3 ancien du Code civil et doivent donc négocier loyalement, à peine d’engager leur responsabilité (Cass. com., 20 mars 1972, n° 70-14154 ; Cass. com., 8 nov. 2005, n° 04-12322 ; Cass. com., 18 janv. 2011, n° 09-14617 ; Cass. com., 7 mars 2018, n° 16-18060).

L’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ayant réformé le droit des contrats a consacré cette jurisprudence à l’article 1112, alinéa 1er du Code civil, lequel dispose :

« L’initiative, le déroulement et la rupture des négociations précontractuelles sont libres. Ils doivent impérativement satisfaire aux exigences de la bonne foi ».

Le nouvel article 1104 du Code civil précise également que :

« Les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi.

Cette disposition est d’ordre public ».

Lorsque les pourparlers ne sont pas encadrés par un contrat de négociation, la responsabilité de l’auteur de la rupture des pourparlers est de nature délictuelle ou quasi-délictuelle ; elle est fondée sur les articles 1240 et 1241 du Code civil.

La Cour de cassation a jugé en ce sens que « la victime d’une faute commise au cours de la période qui a précédé la conclusion d’un contrat est en droit de poursuivre la réparation du préjudice qu’elle estime avoir subi sur le fondement de la responsabilité délictuelle » (Cass. com., 11 janv. 1984, n° 82-13259).

Pour pourvoir prétendre à l’indemnisation d’un préjudice en cas de rupture de pourparlers, la victime devra cependant démonter l’existence d’une faute commise par l’auteur de la rupture.

L’arrêt commenté est intéressant en ce qu’il apporte des précisions à la fois :

  • sur l’appréciation du caractère fautif de la rupture de pourparlers
  • et sur le préjudice indemnisable en cas de rupture abusive de pourparlers
  • Concernant l’appréciation du caractère fautif de la rupture de pourparlers :

La rupture unilatérale de pourparlers ne constitue pas en soi une faute susceptible d’engager la responsabilité de son auteur, quand bien même elle causerait un préjudice à son partenaire.

Pour autant, le droit de rompre des pourparlers n’est pas sans limite et peut être sanctionné sur le terrain de la responsabilité délictuelle si l’exercice de ce droit est abusif.

L’article 1112 du Code civil rappelle, en effet, que la rupture des négociations précontractuelles est libre, mais doit « impérativement satisfaire aux exigences de la bonne foi ».

Le fait générateur de la responsabilité ne pourra donc résider que dans des circonstances extérieures à la rupture.

L’appréciation du caractère fautif de la rupture relève du pouvoir souverain des juges du fond ; la Cour de cassation exerce toutefois son contrôle sur la motivation retenue.

Pour apprécier le caractère fautif de la rupture, les juges du fond se réfèrent aux circonstances de la cause, notamment à la durée, l’état d’avancement des pourparlers (Cass. civ 1ère, 14 juin 2000, 98-17494 ; Cass. com., 26 nov. 2003, n° 00-10243 et 00-10949), au fait d’avoir « laissé se poursuivre des pourparlers qui allaient inéluctablement se traduire par des frais » (Cass. civ 1ère, 6 janv. 1998, n° 95-19199), à la brutalité de la rupture (Cass. com., 22 avr. 1997, n° 94-18953), à l’absence de motifs légitimes (Cass. com., 7 avr. 1998, n° 95-20361 ; Cass. com., 11 juill. 2000, n° 97-18275), au fait d’avoir « entretenu son partenaire dans la croyance d’une issue certaine des pourparlers » (Cass. com., 3 mai 2012, n° 11-14959 ; Cf. également Cass. com., 31 mars 1992, n° 91-14867). Cette jurisprudence est connue.

Aucun seuil minimum de gravité de la faute n’est exigé. Toute faute et toute négligence dans les circonstances entourant la rupture des pourparlers est de nature à entraîner la responsabilité de son auteur. La Cour de cassation a, par ailleurs, considéré que « la responsabilité délictuelle prévue aux articles susvisés (1382 et 1383) du Code civil peut être retenue en l’absence d’intention de nuire » (Cass. com., 3 oct. 1972, n° 71-12993 ; Cf. également : Cass. com., 11 juillet 2000, n° 97-18275).

Dans son arrêt du 14 mars 2018, la Cour d’appel de Paris fait une synthèse intéressante de la jurisprudence rendue en la matière en rappelant très clairement que :

« La liberté contractuelle implique celle de ne pas contracter, notamment en interrompant les négociations préalables à la conclusion d’un contrat, sans toutefois que les partenaires pressentis ne soient dispensés de participer loyalement aux négociations et de coopérer de bonne foi à l’élaboration d’un projet, ce dont il résulte que seules les circonstances de la rupture peuvent constituer une faute pouvant donner lieu à réparation.

Il sera ajouté que pour apprécier le caractère fautif de la rupture de pourparlers contractuels, il convient de prendre en considération notamment la durée et l’état d’avancement des pourparlers, le caractère soudain de la rupture, l’existence ou non d’un motif légitime de rupture, le fait pour l’auteur de la rupture d’avoir suscité chez son partenaire la confiance dans la conclusion du contrat envisagé ou encore le niveau d’expérience professionnelle des participants ».

Concernant les faits de l’espèce, la Cour d’appel de Paris a considéré que :

  • « En s’engageant aux côtés de M. P. sans avoir pris en compte l’ensemble des informations essentielles du contrat de bail et compte tenu du caractère substantiel de ce contrat dans la réalisation du projet d’ouverture sous franchise du restaurant, et des enjeux financiers liés à l’entrée en vigueur du contrat de bail, la société S. a commis une négligence fautive engageant sa responsabilité à l’égard de M. P., alors que ce dernier pouvait au regard de ces circonstances légitimement penser que les négociations aboutiraient ».
  • « De même, la société F., en signant le 19 septembre 2012 une attestation à destination du bailleur par laquelle elle indique qu’elle autorise M. P. à ouvrir un restaurant sous enseigne « F », a pu laisser croire à M. P. qu’un contrat de franchise allait être signé entre eux pour l’ouverture du restaurant dont il est question. Dans ces conditions, la rupture des pourparlers du contrat de franchise, constitue une faute engageant sa responsabilité à l’égard de M. P. ».

La Cour a donc considéré que ces fautes des sociétés F. et S. ont concouru à la réalisation de l’entier dommage subi par M. P. et qu’elles seront donc condamnées in solidum à réparer le dommage subi du fait de ces fautes.

  • Concernant le préjudice indemnisable en cas de rupture de pourparlers :

L’arrêt commenté retient que :

« Il est de principe que la faute commise dans le droit de rupture unilatérale des pourparlers n’est pas la cause du préjudice consistant dans la perte de chance de réaliser les gains espérés de la conclusion du contrat. Le préjudice subi du fait de la rupture de pourparlers n’inclut que les frais de négociation et d’étude préalables ».

En l’occurrence, la Cour a considéré que « Les préjudices invoqués par M. P. concernant la perte de chance d’occuper l’emploi de dirigeant d’un point de vente sous enseigne « F », la perte d’espoir des bénéfices tirés de l’exploitation d’un point de vente sous enseigne « F », et les dépenses engagées pour les besoins de l’activité d’exploitation d’un point de vente sous enseigne  « F », ne sont pas consécutifs à la rupture des pourparlers, en ce qu’ils ne constituent pas les frais de négociation et d’étude préalables ». Elle a donc débouté M. P. de ses demandes à ce titre.

Elle a, en revanche, considéré que « la faute commise par les sociétés F. et S. a causé un préjudice moral à M. P. par leurs fautes dans les circonstances de la rupture des pourparlers que les premiers juges ont justement évalué à la somme de 5.000 euros, et que ne contestent pas les intimées ». Elle a donc confirmé le jugement sur le quantum, mais l’a infirmé en ce que seule la société S. a été condamnée, condamnant in solidum les sociétés F. et S. à payer à M. P. la somme de 5.000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral.

Cette décision s’inscrit dans la droite ligne de la jurisprudence.

En effet, la Cour de cassation retient notamment qu’« une faute commise dans l’exercice du droit de rupture unilatérale des pourparlers précontractuels n’est pas la cause du préjudice consistant dans la perte d’une chance de réaliser les gains que permettait d’espérer la conclusion du contrat » (Cass. com., 26 nov. 2003, n° 00-10243 et 00-10949 ; Cf. également Cass. civ. 3ème, 28 juin 2006, n° 04-20040 ; Cass. com., 18 sept. 2012, n° 11-19629).

Dans son arrêt du 26 novembre 2003, la Cour de cassation a, par ailleurs, considéré que :

« La Cour d’appel a décidé à bon droit qu’en l’absence d’accord ferme et définitif, le préjudice subi par la société A. M. n’incluait que les frais occasionnés par la négociation et les études préalables auxquelles elle avait fait procéder et non les gains qu’elle pouvait, en cas de conclusion du contrat, espérer tirer de l’exploitation du fonds de commerce ni même la perte d’une chance d’obtenir ces gains » (Cass. com., 26 nov. 2003, n° 00-10243 et 00-10949).

Le gain manqué par la victime d’une rupture abusive de pourparlers n’est pas un préjudice réparable. La victime ne pourra donc pas solliciter l’indemnisation du profit qu’elle entendait retirer de la conclusion du contrat. Elle ne pourra pas non plus être indemnisée sur le fondement de la perte de chance.

Cette jurisprudence a été consacrée par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ayant réformé le droit des contrats au nouvel article 1112, alinéa 2 du Code civil, lequel dispose :

« En cas de faute commise dans les négociations, la réparation du préjudice qui en résulte ne peut avoir pour objet de compenser la perte des avantages attendus du contrat non conclu ».

A rapprocher : Cass. com., 26 nov. 2003, n° 00-10243 et 00-10949 ; Cass. civ. 3ème, 28 juin 2006, n° 04-20040 ; Cass. com., 18 sept. 2012, n° 11-19629 ; v. aussi en droit de la franchise, F.-L. Simon, De la bonne foi et de la loyauté au stade précontractuel dans les relations tête de réseau-distributeur, LDR nov.-déc. 2017 ; v. aussi, F.-L. Simon, Théorie et Pratique du droit de la franchise, spéc. §§. 93 et suivants : « Les pourparlers ».

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